CITÉ DES SITES : Ouvrons le site le plus vaste du monde ! Queneau ! Queneau !

En naviguant sur la Toile, au fil des évocations du grand poète quelles découvertes! Ou comment composer, recomposer et relire à l’envi, des poèmes de Raymond Queneau… qui ne fut pas seulement orfèvre en rimes

 »

On veut que je représente la poésie française. On me prend pour un poète! Mais je m’en fous, moi, de la poésie. Elle ne m’intéresse que par raccroc. C’est par accident que j’ai écrit des vers. Je serais exactement le même si je ne les avais pas écrits. C’est à dire que j’aurais, à mes propres yeux, la même valeur. Cela n’a pour moi aucune importance » écrivait Paul Valéry à Charles Du Bos en 1923. Le très grand poète eut droit en 1945 à de fantastiques obsèques nationales au Trocadéro, comme je n’en ai guère vues depuis. Le gouvernement provisoire de la République honorait ainsi un écrivain qui n’avait rien de « populaire » – et qui aurait aimé Internet. En effet, on le sait peu, il composait tous ses poèmes à la machine (la machine à écrire, ça vous dire encore quelque chose ?). C’était son côté mathématique qui inspirait sa verve poétique. J’ajoute pour être complet qu’il réécrivait ensuite ses poèmes à la main pour les vendre aux amateurs d’autographes? J’évoque Valéry pour arriver à Queneau, qui est sans doute l’écrivain le plus divers et le plus complet du XXème siècle. On ne sait pas exactement, d’autant que ça change à chaque seconde, combien il y a de sites Internet dans le monde. Sans doute entre trois et quatre milliards qui tiennent beaucoup de place. Or voici un site Web, particulièrement discret, qui, à lui seul, représente dix mille milliards de pages, en français ! Voici deux poèmes, de Raymond Queneau, extraits au hasard de ce site : Le cheval Parthénon s’énerve sur sa frise snob un peu sur les bords des bords fondamentaux il se penche et alors à sa grande surprise qui sait si le requin boulotte les turbots? Du voisin le Papou suçote l’apophyse d’où Galilée jadis jeta ses petits pots nous regrettions un peu ce tas de marchandise les Grecs et les Romains en vain cherchent leurs mots La Grèce de Platon à coup sûr n’est point sotte une langue suffit pour emplir sa cagnotte le colonel s’éponge un blason dans la main On regrette à la fin les agrestes bicoques tu me stupéfies plus que tous les ventriloques le métromane à force incarne le devin Le cheval Parthénon s’énerve sur sa frise que convoitait c’est sûr une horde d’escrocs sur l’antique bahut il choisit sa cerise on espère toujours être de vrais normaux Quand on prend des photos de cette tour de Pise qui se plaît à flouer de pauvres provinciaux nous avions aussi froids que nus sur la banquise à tous n’est pas donné d’aimer les chocs verbaux Du Gange au Malabar le lord anglais zozotte comme à Chandernagor le manant sent la crotte lorsqu’il voit la gadoue il cherche le purin Frère je te comprends si parfois tu débloques on s’excuse il n’y a ni baleines ni phoques la gémellité vraie accuse son destin Vous remarquerez qu’ils commencent tous les deux par le même vers. C’est un hasard car le jeu consiste à choisir systématiquement entre dix versions différentes des quatorze vers composant les dix sonnets. L’initiateur de ce site, Magnus Bodin, est suédois, et il a poussé la conscience jusqu’à traduire les dix sonnets en suédois et en anglais pour faire bonne mesure. Ce qui fait, Dieu me pardonne ! que le site compte ainsi trente mille milliards de pages, plus que tous les sites ensemble de la planète ! Pour « créer » un nouveau poème, il suffit de cliquer sur « New Poem » – et cela éternellement car dix mille milliards de poèmes, à un à la minute, « 8 heures par jours, 200 jours par an, on en a pour plus d’un million de siècles » , bonne estimation pour l’éternité ! Un autre site, autre site, «Reproduction interdite. Exploitation à but strictement pédagogique et non lucratif en hommage à Raymond Queneau.» vous explique «pourquoi et comment» en mettant à votre disposition le système mécanique vous permettant de composer quelques-uns des poèmes possibles. « […] à chaque premier vers -au nombre de dix- on peut faire correspondre dix seconds vers différents ; il y a donc cent combinaisons différentes des deux premiers vers ; en y joignant le troisième il y en aura mille et, pour les dix sonnets, complets, de quatorze vers, le lecteur peut composer cent mille milliards de sonnets différents ! Comme l’a bien dit Lautréamont, la poésie doit être faite par tous, non par un […] Raymond Queneau.» Les Cent mille milliards de poèmes font l’objet d’une très belle édition. Les vers sont imprimés sur des lanières facilitant le traitement. Ils ont été repris dans l’un des volumes de la Pléiade dédiés à Raymond Queneau et, là, ils sont cités comme pour mémoire dans la mesure où ils sont imprimés « normalement », dommage. Raymond Queneau, je l’ai dit, est un écrivain exceptionnel qui se multiplie et demeure entier. Il publie de nombreux romans dont ‘Pierrot mon ami’ où figure cette phrase que se répétèrent de joyeux loustics pendant des générations : «Ne seriez-vous pas le frère de Jojo Mouilleminche qui chantait à l’Européen sous le nom de Chaliaqueue ?» Et Zazie dans le Métro, son plus grand succès qui se déclina en bande dessinée et en film, grâce à Louis Malle. Et les Exercices de style où une histoire plus que banale est racontée de différentes façons et différentes manières. «Raymond Queneau ayant constaté qu’avec les sept notes de la gamme on pouvait composer des morceaux de musique à l’infini, décide de faire la même chose avec les mots. Exercices de Style propose une suite de courts textes qui sont autant de façons différentes de rapporter une même histoire : Le narrateur rencontre, dans un autobus, un jeune homme au long cou, coiffé d’un chapeau orné d’une tresse au lieu de ruban. Le jeune homme échange quelques mots assez vifs avec un autre voyageur, puis va s’asseoir à une place devenue libre. Un peu plus tard, le narrateur rencontre le même jeune homme en grande conversation avec un ami qui lui conseille de faire remonter le bouton supérieur de son pardessus.» Au total, 99 variations auxquelles l’auteur a rajouté plus tard d’autres «Exercices de style possibles »:est-il raconté sur cet autre site. « C’est Yves Robert, ajoute-t-on, qui va rendre célèbre les « Exercices de Style » ainsi que leur auteur. Il voudrait les monter à la Rose Rouge, célèbre cabaret de Saint-Germain-des-Prés, et va voir Raymond Queneau. Il raconte : « Quand je suis allé trouver Queneau pour lui demander de jouer ça, il m’a dit : -Vous êtes complètement fou. C’est pas sérieux parce que c’est purement littéraire. -Vous me dites que le langage est le premier véhicule, alors on peut croire qu’en le disant à haute voix ça trouve sa valeur. – Eh bien, écoutez, allez-y, on verra bien. Et puis comme ça a très bien marché, que ça a eu de bonnes critiques, Queneau a été ravi, parce que sa concierge lui disait bonjour, parce qu’on avait parlé de lui dans le journal. » (Interview d’Yves Robert par Francis Claude) J’aurai garde de ne pas oublier l’ « Ouvroir de Littérature Potentielle  » (OuLiPo). « En 1960, Queneau fonde l’OULIPO avec son ami François Le Lionnais, lit-on sur ce dernier site. L’OULIPO est un laboratoire littéraire préconisant l’utilisation de structures mathématiques dans la création littéraire. Les amis de Queneau y inventeront de nouveaux mécanismes. C’est le cas de la méthode « S+7 », qui consiste à remplacer chaque mot d’un texte (à l’exception des mots-outils) par le septième mot suivant dans le dictionnaire. Ainsi Queneau transforme-t-il la fable de La Fontaine, « La Cigale et la Fourmi », en « La Cimaise et la Fraction ». La Cimaise ayant chaponné tout l’éternueur Se tuba fort dépurative quand la bisaxée fut verdie Pas un sexué pétrographique morio de mouffette ou de verrat. Elle alla cocher frange Chez la Fraction sa volcanique… »Autre exemple, celui de Georges Perec, qui, dans «La Disparition », un livre de 320 pages, environ 78 000 mots et quelques 297 000 signes, ne fait pas apparaître une seule fois la lettre ‘e’ ! A l’inverse, l’autre roman lipogrammatique «Les Revenentes» n’autorise que la voyelle ‘e’ et non plus les autres ! » Raymond Queneau fit mille choses encore, des dialogues de film, la direction de l’Encyclopédie de la Pléiade, le secrétariat général de Gallimard. Il eut un fauteuil à l’académie Goncourt et au moins un de ses poèmes, mis en musique par Kosma, eut un succès triomphal : « Si tu t’imagines? » que créa Juliette Greco. Et si vous disposez de RealOne Player, en sélectionnant cette page Web puis ‘Si tu t’imagines’, vous entendrez Juliette chanter Raymond.