Les Gafam dans les écoles : une menace pour la filière française des ENT ?

L’Education nationale ouvre ses portes aux solutions des Apple, Google et autre Microsoft. Une volte-face qui fait bondir trois patrons d’éditeurs spécialisés, les ENT, qui critiquent une forme de deux poids, deux mesures.

La porte que le ministère de l’Education vient d’ouvrir à Apple, Google ou Microsoft continue d’agiter le Landerneau éducatif. Trois patrons de sociétés proposant des espaces numériques de travail (ENT), Arnaud Albou (Open Digital Education), Alain Ecuvillon (Itslearning) et Hervé Borredon (Itop), ont pris la plume pour dire en termes directs leur indignation (lire en PDF) face à cette irruption des Gafam dans les écoles françaises. Rappelons que Mathieu Jeandron, le directeur du numérique pour l’éducation (DNE) au ministère de l’Education nationale, justifie ce blanc-seing accordé aux plates-formes américaines par la refonte de leurs conditions générales d’utilisation (CGU) dédiées à l’éducation, afin de se conformer aux orientations d’une charte de confiance en cours de rédaction au ministère.

Une vision qui fait bondir Arnaud Albou : « on tente d’emmener le débat sur terrain juridique, mais ce n’est pas un débat juridique. Heureusement que ces plates-formes se conforment à la loi ! La question est en réalité politique et économique : voilà 15 ans que l’Etat édicte des règles techniques et fonctionnelles pour les outils numériques dédiés à l’éducation. Pourquoi à un moment donné semble-t-on les oublier ? », interroge le dirigeant d’Open Digital Education, une société montée il y a 6 ans et qui emploie aujourd’hui une trentaine de personnes. « Toutes les semaines, nous sommes sollicités par le ministère pour participer à l’amélioration de ce cadre réglementaire. Et je n’y ai jamais croisé ni Apple, ni Google, ni Microsoft », ajoute-t-il. Un travail dont la rue de Grenelle a confié le pilotage à Accenture.

Renoncer à une politique vieille de 15 ans

Arnaud Albou pointe ici en direction des nombreux référentiels édictés par le ministère pour encadrer le développement du numérique dans l’administration : citons par exemple le SDET (schéma directeur des ENT, aujourd’hui en v6), Carmo (cadre de référence pour l’accès aux ressources pédagogiques via un équipement mobile, en v2) ou encore le GAR (gestionnaire d’accès aux ressources)… Bref, tout un cadre réglementaire, sur lequel s’appuient les appels d’offres et les solutions du marché (y compris étrangères), que le ministère serait en passe de bypasser en ouvrant ses portes aux solutions de Google ou Microsoft. « Sous prétexte de gratuité, on va renoncer à une politique que le ministère anime depuis une quinzaine d’années », résume Arnaud Albou. Qui ajoute que son intention et celles des cosignataires du courrier adressé à Mathieu Jeandron n’est pas de fermer l’école aux outils des Microsoft et autre Google : « Certains éditeurs d’ENT se conformant aux règles du ministère proposent des connecteurs vers Microsoft par exemple », dit-il.

Concurrents des ENT ou pas ?

Pour le dirigeant, l’entrée dans les écoles des Gafam constitue clairement une menace pour la filière économique des ENT, « mise en place dans une logique de souveraineté, avec des sociétés qui embauchent et paient leurs impôts en France ». Même si Mathieu Jeandron assure de son côté que les outils collaboratifs des grandes plates-formes américaines ne sont pas de nature à supplanter ces environnements très spécialisés. Et il faudrait également se pencher sur les éventuels effets indirects. Par exemple, le référentiel GAR vise à anonymiser les accès des élèves aux ressources pédagogiques fournies par les éditeurs. Si, demain, ces derniers doivent se positionner sur l’App Store parce qu’Apple aura obtenu l’accès direct aux annuaires pédagogiques, les Hachette, Belin et autre Hatier devront payer la dîme réclamée par Apple pour figurer sur sa plate-forme. Sans même parler du conditionnement des élèves aux produits des Gafam.

Le patron d’Open Digital Education assure également que le cadre réglementaire français s’avère un atout à l’export, car il a donné naissance à des offres reflétant une logique territoriale et impliquant différentes parties prenantes (collectivités, académies, acteurs tiers). « C’est ce qui rend l’ensemble cohérent et nous permet aujourd’hui de gagner des marchés en Colombie ou au Brésil ». La jeune société française a ainsi d’ores et déjà déployé ses solutions dans 12 pays, selon son patron. Qui reconnaît : « Mais appliquer cette politique a un prix. Demain, si une alternative gratuite est disponible… » Une façon de dire que l’argument de la gratuité pourrait pousser des collectivités à revenir sur une politique construite sur une quinzaine d’années.

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