Que peut faire la grande distribution face au Big Data d’Amazon ? (tribune)

Si le e-commerce s’est construit en tirant parti des données des clients, les enseignes classiques ont, elles aussi, la possibilité d’exploiter le Big Data. Si on y ajoute l’ancrage dans les territoires, de quoi repousser les assauts d’Amazon, jugent Dauphine de Wavrin et Nicolas Glady, respectivement étudiante et professeur à l’Essec.

Déjà lancé depuis plus de 20 ans, le géant du e-commerce a encore enregistré 22% de croissance en 2016. Avec Amazon Prime Now en juin 2016 et Amazon Pantry en mars 2017, les innovations s’enchaînent pour alimenter cette croissance. Dernière en date : Amazon Echo. Plus besoin de se déplacer ou de se rendre sur le web pour faire ses courses, un simple échange vocal avec Alexa, assistante virtuelle, suffit.

Le pouvoir d’Amazon ? La donnée, évidemment. Grâce à la connaissance conférée par la donnée, le client obtient le bon produit au bon moment, et est satisfait à l’image du logo d’Amazon : un sourire. Dans cette course à la personnalisation toujours plus fine, les distributeurs traditionnels ont-ils encore des cartes à jouer ?

Il y a un mois, Carrefour accueillait dans ses locaux les étudiants de la chaire Accenture “Strategic Business Analytics” de l’ESSEC pour un concours d’une semaine. Cette initiative, centrée sur l’optimisation du parcours en magasin, illustre la volonté des distributeurs traditionnels de démontrer que l’analyse de données n’est pas l’apanage du e-commerce.

Données et outils pour optimiser l’expérience en magasin

Les clients demeurent attachés à l’expérience en magasin. Si l’émergence du “showrooming” – le fait d’évaluer physiquement un produit en magasin avant de l’acheter en ligne – menace de transformer les points de vente traditionnels en “salle d’exposition” gratuite pour leurs concurrents en ligne, ce phénomène montre aussi l’importance que donne le client au contact direct dans sa décision d’achat.

Mais « l’expérience réelle », n’est pas le seul avantage des magasins traditionnels. Par exemple, contrairement à ce qu’on pourrait penser, le digital n’est pas encore toujours la solution la plus rapide : on “passe” encore à la supérette du coin pour acheter en vitesse un produit nécessaire le soir même.

Et, même au niveau des données, les magasins traditionnels présentent encore des avantages que les « pure players » du web n’ont pas. Les élèves de l’ESSEC ont par exemple travaillé à l’optimisation du parcours client grâce aux scanettes « Scan’lib » de Carrefour. Itinéraire optimisé en magasin, paiement simplifié, autant d’acquis qui manquent encore sur Internet, où faire ses courses demeure parfois fastidieux malgré la possibilité d’enregistrer son panier d’une visite à l’autre. De plus, des scanettes « nouvelle génération » peuvent dorénavant afficher des recommandations de produits similaires ou complémentaires à ceux déjà présents dans le panier du client, rivalisant ainsi avec le « retargeting » – publicité sur un site Internet après qu’un internaute a fait preuve d’un intérêt particulier pour un produit sur un autre site – auquel nous sommes habitués. Enfin, la reconnaissance visuelle offre, elle aussi, de nouvelles opportunités marketing. En se basant sur la technologie Kinect de Microsoft, Tesco développe un système de reconnaissance faciale permettant de proposer aux personnes faisant la queue dans les stations service une publicité pour un produit adapté selon leur sexe, leur âge, le lieu de la station etc. Ces nouveaux dispositifs donnent donc accès à des données plus nombreuses et plus riches, et permettent ainsi d’appliquer tous les principes du marketing digital au marketing traditionnel : personnalisation, expérimentation test/contrôle – tester des nouvelles actions et garder celles qui sont réellement efficaces -, gestion en temps réel des publicités etc.

Toutes ces nouvelles sources de données sont même bien plus riches que les données de clics, qui ne donnent qu’une vue très partielle de la manière dont un client peut interagir avec les produits. Par exemple, les scanettes permettent de détecter les achats manqués à travers l’analyse du parcours client à travers les rayons.

La proximité et les moments de vérité

Avant la richesse de l’offre ou la fluidité du passage en magasin, rappelons que la proximité demeure le premier critère de choix d’un point de vente. Une enseigne sur le chemin du domicile ou du travail sera toujours privilégiée. Et si Amazon cherche à répondre aux besoins de rapidité et de praticité (Amazon Echo ou la possibilité de faire ses courses depuis son salon, sans même se connecter en ligne), la distribution traditionnelle a su répondre à ces besoins grâce à la création d’enseignes de proximité telles que Carrefour Express, A2Pas Auchan ou Monop’.

Les magasins s’encrent dans un territoire. Les hyper et supermarchés Auchan ont par exemple créé, en partenariat avec des petits producteurs, une offre de produits locaux cultivés à proximité des magasins. Ces politiques répondent à une attente forte des habitants, désireux de consommer des produits issus de leur terroir. Bien que le développement d’initiatives telles que la start-up « Le Comptoir Local » – livraison en 48h de produits frais et de saison en direct des petits producteurs d’Ile-de-France- semble lancer l’arrivée de produits locaux sur Internet, il est encore compliqué pour Amazon, symbole du globalisme et de la mondialisation, de gagner cette bataille contre les magasins traditionnels. Les magasins peuvent être des lieux de rencontre physique entre producteur et consommateur et créer un sentiment d’appartenance fort pour le client.

Une force des magasins classiques est également le lien avec les expériences de vie, moments de vérité inscrits dans le physique. Déménagements, événements régionaux, kermesses sont autant d’évènements pouvant être détectés et utilisés par les vendeurs du monde physique. Par exemple, l’enregistrement des passages en caisse permet de prédire les déménagements à travers la détection des changements d’adresse des magasins fréquentés. A un niveau plus précis, l’analyse des paniers des clients ayant déménagé permet également de prédire les futurs changements de domicile en détectant certains types d’achat. Cette connaissance permet aux grands distributeurs d’organiser des évènements en conséquence (installation en magasin pour telle ou telle fête régionale) et de mieux accompagner le client dans leurs changements de vie, grâce à une offre adaptée, pouvant aller de promotions sur les produits nécessaires lors d’un déménagement, à la création de nouveaux services à part entière, comme une assistance au déménagement via les flottes des véhicules des grandes surfaces…

Encrage physique et utilisation judicieuse des données

Les vendeurs traditionnels auraient donc encore des cartes à jouer ? Oui ! Non seulement grâce à leurs capacités distinctives traditionnelles de situation géographique et d’encrage local, mais aussi et surtout parce que ces capacités distinctives leur donnent des informations qu’Amazon n’a pas. C’est seulement en cultivant ces spécificités que les magasins classiques pourront garder une Nicolas Gladydauphine_de_wavrinvraie pertinence. Cette spécificité est au fond ce qui a toujours été le cœur du commerce de détail : un contact authentique et de proximité.

Par Dauphine de Wavrin, étudiante de la chaire Accenture Strategic Business Analytics de l’ESSEC, et Nicolas Glady, professeur et CDO (Chief Digital Officer) de l’ESSEC.

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Photo : Vainsang via Visualhunt.com / CC BY-NC-ND