Loi République numérique : gare à l’excès de régulation

La consultation publique en ligne relative au projet de loi d’Axelle Lemaire pour une République numérique est lancée. Les éditeurs de logiciels et acteurs de l’Internet redoutent « une régulation à l’aveugle ».

Après des semaines d’attente, le projet de loi pour une République numérique a été présenté, le 26 septembre, par Manuel Valls et la secrétaire d’Etat au Numérique Axelle Lemaire. Le texte en devenir est inspiré du rapport du Conseil national du numérique (CNNum) remis au Premier ministre en juin dernier, mais il avait été annoncé dès l’automne 2012. Le projet dévoilé samedi est orienté sur les libertés numériques et la protection des données. Il est soumis, trois semaines durant, à la contribution des internautes sur republique-numerique.fr, avant son envoi au conseil d’État et son adoption en conseil des ministres. Cette « première » en France est diversement appréciée.

Intelligence collective

Des avis qui auront reçu le plus de votes des internautes durant la consultation publique, pourront être intégrés au projet de loi. « La démarche sera transparente : le texte post-consultation sera publié avant d’être présenté au conseil des ministres en novembre. Tous les internautes pourront voir dans quelle mesure le texte a évolué à la suite de cette initiative de co-écriture citoyenne de la loi », explique-t-on à Bercy. Pour Matignon: « cette méthode, c’est la réunion des intelligences. Il y aura des trolls, mais il y aura aussi des contributions précieuses. Il faut faire confiance à l’intelligence collective », selon Manuel Valls.

Moins enthousiaste, l’Association française des éditeurs de logiciels et solutions Internet (Afdel) souligne que la consultation « semble a priori redondante avec celle déjà portée par le CNNum il y a quelque semaines ». « Soyons honnêtes, la consultation directe par le Web ravit généralement les geeks, elle n’a rien de plus démocratique que la consultation des corps intermédiaires et le processus parlementaire d’écriture de la Loi », explique à la rédaction Loïc Rivière, délégué général de l’Afdel. « Comme le démontre l’incapacité des titres de presse à gérer leurs forums ou la fermeture de certaines plateformes de discussion, le Web est aussi un espace très « censitaire » où s’expriment de façon plus prolixe les activistes et les extrémistes de tous bords. La modération démocratique s’appuie sur le rôle d’un Parlement élu et de corps intermédiaires représentatifs. La République numérique, qui peut évidemment introduire plus de transparence publique, ne doit pas conduire à discréditer ce modèle », ajoute-t-il.

Neutralité du Net

L’une des recommandations phares du rapport du CNNum, la neutralité du Net, est inscrite dans le projet de loi d’Axelle Lemaire. Ce principe étant censé garantir la gestion non discriminatoire des flux de données, les opérateurs et FAI ne seront pas autorisés à prioriser le trafic de services en ligne et de fournisseurs de contenus prêts à payer le prix fort pour disposer d’une « voie rapide ». Le régulateur des télécoms, l’Arcep, sera chargé de faire respecter cette « neutralité ». Une notion qui, selon l’Afdel, ne devrait pas être conditionnée « aux services gérés relevant des opérateurs. »

Un autre point irrite le secteur des télécoms : le droit au maintien de l’accès Internet des foyers en difficulté financière, le temps de l’inscruction de leur demande d’aide auprès d’un fond de solidarité universel. Une disposition qui a déjà été jugée « démagogique » par Yves Le Moüel, le directeur général de la Fédération Française des Télécoms (FFTélécoms), dans les colonnes de L’Express.

Loyauté des plateformes

Le projet de loi Lemaire prévoit d’autres obligations pour les fournisseurs. Ils seront notamment tenus de permettre la portabilité de données de leurs utilisateurs, soit le transfert de données d’un service à l’autre (un service de messagerie, par exemple). La loyauté des plateformes est aussi un principe clé du texte. Les moteurs de recherche, les marchands et les sites d’avis en ligne devront fournir une « information loyale, claire et transparente » sur leurs conditions d’utilisation.

Si l’attention portée par le gouvernement français « à la delivrance d’une information claire aux consommateurs » a été saluée par la direction de Yelp, le site américain d’avis en ligne redoute l’excès de régulation. « Il ne faut pas sous-estimer le fait que les plateformes en ligne sont déjà soumises à des règles en matière de protection des consommateurs et de concurrence », a déclaré Kostas Rossoglou, responsable des affaires publiques européennes chez Yelp. Selon lui « les décideurs politiques doivent veiller au respect des règles déjà en place et encourager la diffusion de bonnes pratiques », plutôt que d’adopter de nouvelles règles qui risquent de freiner l’innovation.

Un sentiment partagé par d’autres. « Au delà du volet citoyen positif mais sur lequel nous n’avons pas de légitimité à nous exprimer, nous craignons que ce projet inaugure une régulation à l’aveugle, c’est à dire sans consultation des parties et sans étude d’impact, de l’économie numérique », souligne Loïc Rivière de l’Afdel. « Certaines dispositions, comme la portabilité, sont nées d’une intuition plus que d’une fine analyse des marchés considérés et risquent, selon nous, de déstabiliser de nombreux modèles économiques. Nous avons alerté le gouvernement avant l’été : toutes les entreprises collectant des données sont concernées et elles vont sans doute le réaliser bientôt… Le renforcement de l’information à destination de l’utilisateur constitue, en revanche, le gage d’une plus grande confiance numérique. »

Ouverture des données et « communs »

Le volet Open Data du projet de loi Lemaire prévoit l’ouverture par défaut des données produites par des administrations et organismes publics (les bailleurs sociaux, par exemple). Le texte introduit, par ailleurs, les notions de « données d’intérêt général », ce point peut concerner les entreprises privées, et de « domaine commun informationnel » (celui qui n’est plus encadré par le droit à la propriété intellectuelle). Le Syndicat national de l’édition (SNE) redoute des exceptions au droit d’auteur qui ne donneront plus lieu à rémunération des auteurs, mais profiteront aux GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) et consorts. D’autres, parmi les soutiens du projet de loi Lemaire, ont assuré « qu’une véritable valorisation du patrimoine culturel passe par son usage ouvert au plus grand nombre ».

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