Que valent vraiment vos données personnelles ? (tribune)

Les Big Data sont dorénavant au cœur de notre économie. S’il ne fait plus aucun doute que les données ont de la valeur pour les entreprises, la manière de quantifier cette valeur n’est pas encore très claire. Pauline Glikman et Nicolas Glady, respectivement étudiante et professeur à l’Essec, tentent de dégager des pistes d’analyse.

Le vendredi 18 septembre, la société Comcast a accepté de payer aux autorités californiennes la somme de 33 millions de dollars pour avoir publié les informations personnelles de 75 000 de ses clients. Des clients qui avaient précisément payé pour garantir que leurs données restent privées… Chaque victime va donc se voir verser une compensation de 100 dollars pour le dommage subi.

Ce cas est emblématique, non seulement parce qu’il concerne le plus grand câblo-opérateur au monde, mais aussi parce que les clients en question avaient précisément payé pour protéger leurs données. Cet accord entre Comcast et les autorités californiennes est particulièrement intéressant puisqu’il nous donne donc pour la première fois un montant précis quant à la compensation qui est due en cas d’utilisation frauduleuse de données censées rester privées…

Au-delà de ce seul exemple, la question de la valeur de nos données personnelles devient centrale dans notre économie. La donnée est en effet devenue l’actif stratégique des pure players comme Google ou Facebook. Et parmi les plus grosses capitalisations boursières au monde, beaucoup d’entreprises voient dorénavant leur valorisation calculée à partir de leur base d’utilisateurs et des données qu’elles renferment.

La valeur de nos données pour l’actionnaire

Une première façon d’aborder le sujet serait justement d’analyser cette question à la lumière de l’acquisition de l’une de ces entreprises. C’est la valeur « vue de l’actionnaire ». Quand les données des clients sont rachetées par une autre entreprise, comme lors des rachats de Whatsapp ou d’Instagram par Facebook ou de Minecraft par Microsoft.

Lors de ces acquisitions, ces entreprises – qui ne génèrent pas toujours de revenus – sont principalement valorisées sur la base du nombre de leurs utilisateurs et de leurs données. On entend souvent dire que ce qui est acheté est avant tout les utilisateurs de l’application ou du site web… Mais on n’achète ni un individu ni une relation. Dans l’économie de la connaissance, on achète en réalité les données qui le concernent, et donc une certaine capacité à maintenir la qualité de cette relation dans la durée.

C’est sans doute à la lumière de cette méthode que Facebook a décidé d’acheter Whatsapp pour 19 milliards de dollars, soit environ 30 dollars pour chacun de ses 600 millions d’utilisateurs estimés. De la même manière, l’entreprise de Menlo Park avait payé aussi 30 dollars pour chacun des 33 millions utilisateurs d’Instagram en 2012. On peut répéter le calcul avec le rachat de Minecraft par Microsoft

Dans ce genre de situation, la valeur d’un utilisateur va généralement varier d’une quinzaine de dollars jusqu’à plus de quarante. La différence s’explique par le potentiel que représente l’utilisateur. Ce potentiel va dépendre de l’activité de l’entreprise et donc du type de données qu’elle collecte. Dans le monde du Big Data, plus l’information dont dispose une entreprise est riche et complète, plus celle-ci pourra monétiser l’activité de ses utilisateurs, et donc plus grande est sa capitalisation. La valeur d’une entreprise, de ses clients, et de ses données sont donc directement liées….

La valeur de nos données pour l’entreprise

On peut étendre directement l’analyse au cas où l’utilisateur génère des revenus pour l’entreprise (ce qui n’était pas le cas d’Instagram ou de Whatsapp au moment de leur acquisition). Une approche classique est d’alors estimer la valeur du client en fonction des profits actualisés nets qu’il générera dans le futur. Cette mesure est la Valeur Vie Client (VVC).

La VVC est prédite sur base des données transactionnelles des clients et permet de prendre les actions les plus pertinentes en fonction de leur rentabilité. La VVC permet en conséquence d’estimer la valeur maximale que nos données représentent pour l’entreprise puisqu’elle mesure la valeur future de la relation commerciale qu’elle a avec nous. Relation commerciale dont la qualité et la pérennité dépendent à nouveau directement des informations que l’entreprise possède à notre sujet. Les données d’une entreprise et sa relation avec ses clients sont donc directement liées.

La valeur de nos données pour nous-mêmes

Mais en fin de compte, il faut aussi se poser la question de la valeur qu’ont nos données pour nous-mêmes. Et il est intéressant de constater que si de nombreuses personnes s’insurgent « que de grandes entreprises utilisent leur données », elles sont rares à être réellement prêtes à payer pour les protéger…

En effet, de nombreux services garantissant de protéger nos données ont essayé d’exister sur le web. A la différence d’entreprises comme Google ou Facebook, dont l’usage n’est pas payant mais qui « monétisent » nos données grâce à la publicité, les entreprises proposant de protéger nos données personnelles sont souvent payantes pour des raisons économiques évidentes. Par exemple, Fastmail qui propose une alternative à Gmail. Ou Zoho, qui se pose en alternative à Google docs. Et nous sommes bien forcés de constater que ces services ne rencontrent pas le succès espéré. Le modèle dominant sur Internet reste donc celui de la gratuité en échange d’un usage commercial de nos données…

Un marché mondial de la donnée

En réalité, cette tendance à monétiser des données collectées sur Internet s’accélère. Les data brokers et les « bourses de données » où s’échangent les données personnelles se généralisent. Selon Privacy Rights Clearinghouse, il existe à l’heure actuelle 270 data brokers dans le monde.

Ces professionnels collectent toutes sortes de données personnelles (par exemple via les données publiques, les données des cartes de fidélité, etc.) et les revendent. La valorisation de ces informations est variable, mais est souvent inférieure à 1 dollar. A titre d’exemple, l’information générale au sujet d’une personne (son âge, son sexe, sa localisation) coûte seulement 0,0007 dollar par individu. Les données de consommateurs intéressés par un voyage, un produit financier ou un produit en particulier ont un prix plus élevé. Pour avoir une liste d’individus ayant une maladie spécifique, il faut débourser environ 0,30 dollar par personne.

Et le législateur commence enfin à se pencher sur ces activités. Aux Etats-Unis, la FTC (Federal Trade Commission, agence chargée de la protection des consommateurs) a demandé en 2014 à ce qu’une loi soit votée afin de renforcer la transparence de ces marchés. Ailleurs, d’un pays à l’autre, les législations diffèrent, souvent en fonction de facteurs historiques ou culturels. L’Allemagne est par exemple l’un des pays les plus protecteurs au monde en matière de données personnelles pour des raisons évidentes liées à son histoire… En France, si la CNIL s’oppose à ces pratiques, elle est bien seule dans l’espace globalisé, peu régulé qu’est Internet, où les géants du web font la loi, et les utilisateurs sont bien souvent les premiers à accepter (sans y prêter attention) de céder leurs données.

Un actif stratégique de l’économie de la connaissance

Dans l’économie de la connaissance, la donnée est devenue un actif stratégique permettant d’acquérir ou de conserver un avantage concurrentiel. Pour l’investisseur, elle représente un potentiel financier. Pour l’entreprise, la donnée permet d’optimiser son activité : acquisitions, rétention, ciblage, tarification optimale, etc. A tel point que de véritables bourses de la donnée apparaissent dorénavant sur les marchés.

Cependant, la valeur des données personnelles dépend encore largement de qui les utilise, et surtout de comment elles sont utilisées et dans quel contexte. De quelques centaines de centimes sur les marchés de la donnée, à une centaine d’euros par personne pour l’exemple récent de Comcast ; si la donnée « de base » a une valeur qui peut être très faible, plus elle est enrichie, analysée et valorisée pour des usages spécifiques, plus sa valeur grimpe.

Nicolas GladyPauline GlikmanEt malgré de nombreux cris d’orfraies, en pratique, il semblerait que le seul acteur de ce système qui ne soit pas prêt à payer pour conserver ces données ou les protéger soit l’individu qui en est lui-même la source.

Par Nicolas Glady, titulaire de la chaire Accenture Strategic Business Analytics de l’Essec, et Pauline Glikman, étudiante à l’Essec.

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Crédit photo : Maksim Kabakou / Shutterstock