{ Tribune Expert } - Souveraineté numérique : la France est-elle prête à briser ses chaînes ?
Plutôt que de satisfaire d'une indépendance d'apparat, la France doit faire de l'open source un axe stratégique, conditionner ses investissements publics à l'usage de technologies ouvertes et inscrire l'indépendance numérique au coeur de l'éducation. Faute de choix clairs et volontaristes, toute ambition de souveraineté restera illusoire.

35 nouveaux data centers, 109 milliards d'euros investis pour l'IA : la France a affiché ses ambitions en matière de souveraineté numérique. Pourtant, au lendemain du sommet de l'IA 2025 à Paris, force est de constater que ces annonces masquent l'essentiel. Le véritable enjeu ne réside pas dans l'emplacement des infrastructures, mais dans le contrôle des technologies qui les font tourner. Or, l'open source, seul garant d'une autonomie stratégique, demeure le grand oublié des politiques publiques. Sans un engagement massif en faveur des logiciels libres et souverains, la France restera dépendante des solutions propriétaires et des intérêts qu'elles servent.
Si la France veut réellement reprendre la main, elle doit cesser de confondre souveraineté et relocalisation des infrastructures. Stocker des données sur le sol national ne garantit en rien leur contrôle. Avec le Cloud Act, les États-Unis se sont arrogés le droit d'accéder aux informations de toute entreprise américaine, où qu'elles soient hébergées. Qu'importe que nos serveurs soient dans la Drôme, le Nord ou en Lozère : si le logiciel qui les pilote est sous licence américaine, ou si l'entreprise que les héberge est détenue par des capitaux américains, nos données restent vulnérables.
Plutôt que de satisfaire d'une indépendance d'apparat, la France doit faire de l'open source un axe stratégique, conditionner ses investissements publics à l'usage de technologies ouvertes et inscrire l'indépendance numérique au coeur de l'éducation. Faute de choix clairs et volontaristes, toute ambition de souveraineté restera illusoire.
Un marché verrouillé, une dépendance entretenue
Aujourd'hui, AWS, Microsoft Azure et Google Cloud dominent 72% du marché du cloud européen . Leur emprise ne tient pas seulement à la puissance de leurs infrastructures, mais aussi à l'asservissement progressif des utilisateurs à leurs technologies fermées. En érigeant leurs logiciels comme standards, ces géants ont verrouillé l'accès aux services numériques, contraignant les utilisateurs à suivre leurs évolutions et rendant toute alternative coûteuse et complexe.
Face à cette captation, les logiciels libres sont la seule issue. Transparence, auditabilité, interopérabilité : ils redonnent aux acteurs privés comme publics la possibilité d'adapter, d'améliorer, de déplacer et de sécuriser leurs systèmes sans subir les décisions d'un éditeur unique. Des solutions comme Linux ou LibreOffice, ainsi que des modèles IA comme Qwen ou Llama offrent déjà des alternatives viables. Encore faut-il une volonté politique pour les faire émerger face aux monopoles établis.
La France doit cesser de financer sa propre dépendance et appliquer un principe clair : tout logiciel soutenu par des fonds publics doit être libre. De même, les marchés publics doivent donner la priorité aux solutions ouvertes et souveraines. Les États-Unis imposent à leurs administrations le Buy American Act, qui garantit la primauté des technologies nationales. Pourquoi ne pas en faire autant ? Loin d'être un repli protectionniste, privilégier les logiciels libres et les solutions souveraines est un impératif stratégique pour garantir aux citoyens et aux institutions un numérique qui leur appartient.
Une souveraineté sans éducation est une forteresse sans défenseurs
La dépendance aux solutions propriétaires ne commence d'ailleurs pas dans les entreprises ou les administrations. Elle s'installe dès l'école. Nous formons des consommateurs du numérique, mais rarement des utilisateurs conscients et avertis. Dès leur plus jeune âge, les élèves apprennent à cliquer sur des interfaces prédéfinies sans jamais être exposés à des alternatives ouvertes. Résultat ? Ils maîtrisent Word, sans connaître LibreOffice, naviguent sous Windows sans avoir exploré Linux, utilisent ChatGPT sans soupçonner l'existence d'alternatives open source ni savoir où partent leurs données.
Ce formatage n'a rien d'anodin : il façonne les usages et conditionne les choix. Laisser les acteurs privés structurer seuls l'apprentissage du numérique, c'est leur confier sans réserve les générations futures. Alors que le gouvernement annonce l'intégration de l'intelligence artificielle dans les programmes scolaires dès la rentrée 2025, une question demeure : apprendrons-nous à comprendre ces outils ou à en dépendre ?
L'éducation au numérique ne peut plus se limiter à initier les élèves aux technologies préformatées. Il faut leur apprendre à comprendre, à questionner, à choisir. Pas pour qu'ils deviennent tous ingénieurs ou développeurs, mais pour donner à chacun les bases d'une culture numérique éclairée. Former des esprits critiques, c'est leur donner les bons réflexes : pourquoi cette IA me propose-t-elle cette réponse ? Quels biais influencent cet algorithme ? Existe-il une alternative ?
Ne plus subir, mais maîtriser
La souveraineté numérique ne se décrète pas, elle se construit. Tant que nous continuerons à investir dans des infrastructures reposant sur des logiciels que nous ne maîtrisons pas, nous n'aurons qu'une illusion d'indépendance. Tant que nous formerons des générations entières à des outils qu'elles ne peuvent ni comprendre ni interroger, nous entretiendrons notre propre dépendance. Faire de l'open source un choix politique, économique et éducatif n'est pas une posture idéologique, c'est une condition essentielle de notre autonomie numérique. C'est la seule voie pour garantir une indépendance réelle, préserver nos capacités d'innovation et permettre à la France de ne pas être qu'un simple marché, mais un acteur à part entière du numérique.
* Antoine Brenner est cofondateur d'Aimigo
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