4 mesures concrètes pour une souveraineté du cloud en Union Européenne

Cloud

Jérôme Lecat, CEO de Scality, éditeur français de solutions de stockage objet, développe ses arguments pour la mise en place par l’UE de 4 mesures pratiques de soutien à la croissance des fournisseurs de cloud européens.

L’ Ambassadeur de France à Berlin, François Delattre, et le Secrétaire Général de Scale-Up Europe, Philippe Huberdeau, m’ont fait l’honneur de m’inviter à partager mes idées sur la souveraineté du  cloud dans l’Union Européenne, lors d’un événement organisé par FrenchTech Berlin.

La question de la souveraineté du cloud n’est pas exclusivement européenne. Sur le fond, cela touche chaque nation, qu’elle fasse partie de l’Europe ou non, dans la mesure où il est question de pouvoir choisir ses lois en fonction de ses valeurs.

Après près d’un siècle de mondialisation, nous sommes tous interdépendants. Cela est particulièrement vrai pour l’économie numérique, qui dépend de processeurs américains (Intel,AMD ou Nvidia) et de composants produits par l’entreprise Taiwanaise TSMC.

Dans ce contexte, la souveraineté est en réalité une question d’indépendance relative. Une indépendance suffisante pour que chaque pays, individuellement ou l’UE dans son ensemble, puisse mener ses propres politiques, représentant ses valeurs.

Pour pouvoir continuer à mettre en œuvre ses principes, comme le RGPD, l’UE a besoin d’acteurs forts dans l’économie numérique.

À l’heure où les métiers sont transformés par la quatrième révolution industrielle dans tous les domaines de l’économie et de l’administration, l’efficacité des infrastructures numériques est essentielle à la compétitivité des entreprises et des états.

Au-delà de la compétitivité, c’est aussi la valeur des emplois de demain. Les emplois les plus valorisés sont ceux qui ne peuvent être automatisés : la créativité, l’adaptation à des situations réelles et l’aide aux personnes.

Si l’économie numérique est entièrement dirigée par des entreprises étrangères, la R&D créatrice sera essentiellement à l’étranger, et les emplois en Europe seront très largement remplacés par l’automatisation des systèmes. On retrouvera aussi un phénomène de « fuite des cerveaux » que l’on a connu par le passé.

En ce qui concerne le cloud public, la part de marché des fournisseurs de cloud européens a largement chuté, passant de 27 % en 2017 à 13 % aujourd’hui.

AWS, Microsoft et Google détiennent 72 % des parts de marché en Europe. Ce sont non seulement des leaders en termes de part de marché, mais aussi des leaders technologiques. En outre, les entreprises de l’UE sont à la traîne dans l’adoption des technologies de cloud par rapport à leurs homologues américains, essentiellement par crainte quant à la sécurité et à la souveraineté des données. Elles se retrouvent donc désavantagées en termes d’efficacité numérique.

Cependant, il serait insensé d’interdire l’utilisation des cloud public américains par les entreprises et les administrations de l’UE. Aujourd’hui, l’offre des cloud européens n’est pas encore capable de répondre aux besoins de l’informatique des entreprises. Une interdiction pure et simple des offres américaines entraînerait une baisse de la compétitivité des entreprises et des services publics, puisqu’ils ne seraient pas en mesure d’utiliser les meilleures technologies disponibles.

Il serait tout aussi insensé de ne rien faire, car cela entraînerait une perte significative de l’indépendance de l’UE.

L’UE doit favoriser l’émergence de leaders européens forts en matière d’infrastructure cloud. Parallèlement, l’UE doit promouvoir l’utilisation des technologies du cloud, facteur de compétitivité, par les entreprises.

L’UE pourrait mettre en place 4 mesures pratiques pour soutenir la croissance des fournisseurs de cloud européens:

1 – Favoriser l’adoption du cloud privé

Ces dernières années, l’UE a fait la promotion du cloud public. Comme les offres les plus avancées sont les offres des hyperscaler américains, il en a résulté une très forte augmentation de leur part de marché. Le cloud public n’est pourtant pas l’unique alternative et il est désormais temps pour l’UE de promouvoir le cloud privé.

Le cloud privé est l’adoption par les entreprises des technologies du cloud, mais sous leur contrôle. Le cloud privé permet de bénéficier des avantages compétitifs du cloud, sans la composante « externalisation », en particulier cela permet de conserver le savoir faire en Europe.

En outre, on constate un retard d’adoption du cloud par les ETI en France et en Allemagne pour des raisons liées à des peurs. Le déploiement du cloud privé est beaucoup moins anxiogène et pourrait contribuer à combler le retard.

2 – Établir des normes d’interopérabilité entre les cloud

La stratégie des leaders de l’industrie informatique a toujours été de verrouiller leurs clients en empêchant l’interopérabilité, c’est aujourd’hui la stratégie des principaux fournisseurs de cloud publics.

L’intérêt de l’UE est de créer un environnement réellement concurrentiel qui permette aux entreprises de choisir l’infrastructure cloud adéquat pour chaque cas d’utilisation. Pour ce faire, il est essentiel que l’UE favorise l’établissement de normes d’interopérabilité pour permettre une véritable concurrence.

3 – « Buy European Act »

Parce que l’informatique est une industrie à très forte innovation, plus que dans d’autres secteurs, il est difficile pour les entreprises de taille moyenne de soutenir les pressions concurrentielles.

Les leaders peuvent investir en R&D bien plus que les petits acteurs. Si nous voulons que des champions européens émergent, il faut que les acheteurs publics de l’UE favorisent systématiquement les entreprises européennes par rapport aux acteurs non-européens à technologie équivalente.

Plus que toute subvention, c’est avec une croissance du chiffre d’affaires que les entreprises européennes pourront atteindre une masse critique, investir dans la R&D et devancer technologiquement leurs concurrents.

4 – Continuer à financer les scale-up de l’UE qui ont une reconnaissance internationale

Il y a relativement peu de scale-up d’infrastructures cloud dans l’UE, et malgré une amélioration significative du financement ces 10 dernières années, elles sont toujours nettement sous-financées par rapport à leurs homologues américaines. Certes, en France, « on n’a pas de pétrole, mais on a des idées », il faut cependant des financements comparables pour soutenir la concurrence internationale.

Nous sommes qu’au tout début de la transformation informatique vers l’infrastructure cloud. D’un point de vue technique, il ne fait aucun doute que l’infrastructure distribuée basée sur des logiciels d’infrastructure, consommée par le biais d’API et dont les opérations sont hautement automatisées, est beaucoup plus efficace que les générations précédentes d’infrastructures informatiques.

Le cloud public représente aujourd’hui environ 30% des dépenses informatiques totales, il atteindra 60% dans les 10 prochaines années. Avec la 5G et l’IoT, l’infrastructure numérique deviendra un mélange de cloud privé, de cloud public et de « Edge ».

Et d’ici là, il y aura probablement de nouveaux paradigmes qui remettront en question tout ce que nous connaissons aujourd’hui. L’informatique quantique, la blockchain et le Web3 pourraient être de ceux-là. La seule certitude, c’est que pour rester compétitive et relativement indépendante, l’UE devra avoir des entreprises leaders dans l’économie numérique.


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CEO et fondateur
Scality
Depuis plus de 20 ans, Jérôme Lecat, CEO et fondateur de Scality, est un entrepreneur en série. De 2003 à 2010, Jérôme a mené Bizanga, le principal MTA d'email pour les fournisseurs de services, qu'il a fondé avec Olivier Lemarié, Marc Sheldon et Giorgio Regni. En 2001, Jérôme est egalement devenu président du Board of Data Center Technology (DCT), une start-up basée en Belgique qui a développé une technologie unique de stockage de contenu. Jérôme a également été actif en tant que business angel et membre du conseil d'administration de plusieurs sociétés technologiques de pointe, dont Vision Objects, leader mondial de la reconnaissance de l'écriture manuscrite, qui a été vendu à DoubleDay en 2009. Jérôme détient un diplôme d'ingénieur de l'Ecole Nationale des Ponts et Chaussées, et une maîtrise en sciences cognitives de l'Université Paris VII. Il a assisté au programme AMD à l'INSEAD et joue un rôle très actif de passerelle entre la Silicon Valley et la scène technique française.
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