Interview AOTA: « Faire bouger le marché régulé des télécoms prend du temps »

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Bilan d’étape des initiatives de l’AOTA depuis sa création il y a un an. Entretien avec Nicolas Guillaume, secrétaire général de l’association professionnelle des opérateurs alternatifs.

AOTA – du nom de l’association professionnelle qui regroupe une trentaine d’opérateurs alternatifs en France – fête son premier anniversaire. Quel bilan d’étape des initiatives prises depuis sa création en mars 2017 ? 

Entretien avec Nicolas Guillaume, Secrétaire général de l’AOTA et dirigeant d’un opérateur régional basé en région Bourgogne-Franche-Comté.

(Entretien réalisé par mail dans la semaine du 5 au 9 mars 2018)

Silicon.fr : Pour le premier anniversaire de l’AOTA, quel premier bilan effectuez-vous de vos opérations ?

Nicolas Guillaume : Il nous a souvent été demandé ‘pourquoi n’avez-vous pas monté cette structure avant’. Ce qui signifie qu’il y avait un manque réel de représentation indépendante des opérateurs régionaux disposant d’infrastructures (cœur de réseau, collectes et/ou fibre noire détenue en propre).

Nous sommes aujourd’hui 43 adhérents représentant près de 700 emplois directs pour un chiffre d’affaires agrégé d’environ 130 millions d’euros.

Nous nous sommes présentés auprès de l’ensemble des organismes nationaux (ARCEP, ADLC, Agence Numérique, etc.), régionaux et même internationaux avec une adhésion à l’ECTA au niveau européen.

Nous avons noué des partenariats récemment avec des fédérations (EBEN) et Syndicats Pros (Syntec Numérique).

En un an, c’est avant tout un positionnement de l’association dans l’écosystème numérique français que nous avons réalisé en sus de nos premières actions pour défendre tout ou partie de nos adhérents.

Certaines se sont soldées par un vrai succès, telle que l’évolution du contrat d’Orange pour héberger des équipements dans ses NRO (Nœuds de Raccordement Optique) afin de « dégrouper » ceux-ci en installant nos propres matériels.

Nous voulons construire et développer une vision du marché dans laquelle les opérateurs commerciaux d’envergure régionale (OCER) prennent toute leur place aux côtés des opérateurs commerciaux d’envergure nationale (OCEN) à commencer par Orange dont la position dans le B2B de détail est écrasante et ne stimule pas le marché.

Sur le B2C, nous avons un marché assez dynamique selon la régulation mais hélas, en zone AMII / ZTD ou sur certains RIP passifs attribués à Orange ou SFR, nos opérateurs spécialisés ne peuvent pas disposer d’une offre de gros comme sur les RIP activés pour proposer des offres pertinentes et innovantes aux consommateurs. Cela n’est pas acceptable et nous allons intervenir désormais.

Silicon.fr : Depuis un an, quelles améliorations percevez-vous dans l’environnement télécoms dans le sens de vos activités ?

La demande des clients finals est très orientée vers la fibre, le vieux cuivre est devenu obsolète pour beaucoup, c’est le sens de l’histoire.

Dans la lignée, la prise en compte du marché B2B est bel et bien à l’ordre du jour et c’est l’un des chevaux de bataille du Président de l’ARCEP [Sébastien Soriano, ndlr] qui le considère comme parent pauvre de la régulation. Nous partageons son constat initial.

Un rapport parlementaire paru en septembre 2017 a fait une large place aux opérateurs régionaux et émis plusieurs recommandations à ce sujet pour leur développement.

Les parlementaires eux-mêmes posent de nombreuses questions sur l’évolution de ce marché au profit du monde économique, en forte attente de services télécoms performants.

Faire bouger ce marché régulé est long et hélas, tout le monde ne s’accorde pas sur les remèdes appropriés. Les premiers effets issus des analyses de marché du régulateur ne se feront sentir que dans quelques mois et il est encore trop pour juger d’une amélioration nette ou modeste.

Silicon.fr : Considérez-vous que les opérateurs télécoms alternatifs disposent d’une marge de manœuvre suffisante face aux grands opérateurs réseaux ?

Nicolas Guillaume : De toute évidence, non. Le « wholesale » (vente en gros de services télécoms) est une bonne chose pour les opérateurs qui peuvent trouver une source de revenus comparable à une participation notable d’opérateurs tiers à leur investissement dans les infrastructures.

Mais certains opérateurs de détail qui sont aussi opérateurs de gros mènent une stratégie schizophrène : « Il faut développer le wholesale … pas trop pour ne pas cannibaliser les offres de détail. »

Il y a en ce moment des effets constatés de ciseaux tarifaires chez un opérateur de gros que nous avons constatés et fait remonter à l’opérateur en attendant d’aller plus loin si cela perdurait.

Il semble clair que le wholesale est un bon marché mais il ne peut y avoir des dizaines d’acteurs sur ce marché en raison des investissements nécessaires à une large échelle.

L’AOTA travaille sur la création d’une structure annexe pour permettre à ses adhérents de partager/mutualiser des infrastructures et produire ainsi des offres nationales grâce à un réseau fédéré de boucles locales de fibre noire et collectes FttH régionales activées par nos adhérents locaux.

Nous devons avancer ensemble. L’attente est très forte pour créer les conditions de développement dont nous avons besoin mais il faut laisser le temps que la régulation agisse en parallèle et lancer des remèdes appropriés.

Silicon.fr : Quelles relations entretenez-vous avec l’ARCEP ?

Nicolas Guillaume : Le régulateur sectoriel a manifestement très envie d’aider les start-up et soutenir l’innovation quitte à se détourner un peu de sa mission première en s’attaquant aux GAFA [club informel des géants du numérique réunissant Google, Amazon, Facebook, Apple, ndlr] et non à l’opérateur dominant [Orange].

Innover en continu est bel et bien le leitmotiv premier des opérateurs de proximité, des entreprises de taille TPE/PME dont la culture est clairement de savoir se remettre en question en permanence avec une rapidité d’exécution incomparable à celle des grands acteurs.

Le régulateur doit apprendre à mieux nous connaitre car nous avons eu le sentiment qu’il n’a aucunes données fiables sur le marché des opérateurs régionaux à la maille de chaque région.

Nous entendons bien de la donnée objective sur les opérateurs possédant des infrastructures, et non sur les centaines d’opérateurs « virtuels » qui revendent des services produits par des opérateurs-agrégateurs de collectes diverses.

Nous avons formulé de nombreuses demandes aux services de l’ARCEP et son Président  a souhaité créer un lien régulier avec l’AOTA.

En mai dernier peu après notre création, il a tenu également à nous auditionner dans le cadre des dernières analyses de marché, une belle preuve de reconnaissance des services et des dirigeants de l’Autorité, très appréciée par nos adhérents. Nous participons aussi à de nombreuses réunions essentielles à la vie du marché.

S’il y a eu de réelles tensions et divergences très fortes en lien avec le point de vue de la régulation sur l’évolution du marché de gros, nous souhaitons rester constructifs et actifs au bénéfice de tous car l’objectif d’animation de marché reste le même, seule la méthodologie utilisée n’est pas encore satisfaisante.

Il faut par exemple imposer un accès activé (bitstream) au réseau FttH de l’opérateur dominant, le plus capillaire à ce jour, et non pas seulement sous-traiter cette mission à de nouveaux acteurs non-régulés qui peuvent mettre du temps à émerger. Une divergence semble subsister à ce sujet, nous espérons qu’elle sera amenée à disparaître cette année.

Silicon.fr : Considérez-vous qu’Orange vous met des bâtons dans les roues ?

Nicolas Guillaume : L’opérateur est dominant sur le marché de détail comme sur le marché de gros et ses équipes semblent souvent dépassées par la croissance de la demande des opérateurs tiers.

L’opérateur peine parfois à satisfaire les attentes en avant-vente notamment pour certains nouveaux entrants.

Et en après-vente, même symptôme : les enquêtes administratives lancées par l’ARCEP au mois de décembre, quelques jours seulement après l’adoption des analyses de marché, sont la preuve qu’il y a encore de nombreux problèmes à résoudre.

Orange a fait preuve d’une réelle bonne volonté sur le sujet de l’hébergement des équipements dans les NRO même s’il reste l’épineux sujet des problèmes opérationnels toujours trop longs et trop lourds pour permettre aux opérateurs régionaux de lancer de nouvelles offres de détail et de gros à l’échelle de leur territoire.

Nous faisons preuve d’une attention particulière sur tous les éléments remontés par nos adhérents en lien avec Orange Wholesale que beaucoup aimeraient voir séparé structurellement et fonctionnellement à la manière d’Open Reach et de BT au Royaume-Uni. Un pays qui a réussi cette opération complexe mais indispensable.

Nous avons aussi demandé à l’ARCEP de disposer des mêmes conditions de déploiement de réseaux dans les fourreaux ou sur les poteaux d’Orange que sa branche Orange Events en cas de problématique événementielle.

Enfin, l’AOTA mène aussi une veille très attentive sur les cas problématiques soulevées par nos opérateurs adhérents qui travaillent avec d’autres opérateurs de gros privés comme SFR ou avec les RIP qui ne doivent pas eux-mêmes devenir des monopoles locaux. Aucun contentieux n’est encore engagé de façon collective mais rien n’est figé, nous privilégions pour l’instant le dialogue.

Silicon.fr : Quelles cartes jouez-vous au niveau européen ?

Nicolas Guillaume : L’AOTA a été le troisième membre français de l’ECTA, aux côtés de Free et de Bouygues Telecom.

Nous entendons défendre une vision concurrentielle du marché des télécoms dans notre pays et plus largement en Europe.

Face à des pays plus avancés, il est urgent que la France dispose d’un marché dense et dynamique pour les consommateurs et le monde économique, créateur des richesses de notre pays.

L’ECTA est pour nous une représentation européenne très importante et nous nous réjouissons de compter sur ses équipes pour nous apporter des lumières, des points de vue, et influer sur l’évolution du cadre européen qui ne doit pas renforcer à outrance les opérateurs historiques mais doit à tout prix chercher à créer les conditions d’un marché capable d’innover et d’accompagner la transformation numérique des entreprises de toutes les tailles.

La « Gigabit Society », c’est demain, et nous voulons que les opérateurs de services de proximité aient toute leur place dans chaque pays pour y contribuer.

Silicon.fr : Votre principal cheval de bataille pour 2018 ?

Nicolas Guillaume : Il y en a plusieurs en lien avec les actions de régulation et le renforcement de notre base d’adhérents.

Un enjeu est cependant essentiel : faire connaître les opérateurs régionaux et leur intérêt pour le marché. Les DSI, DAF et autres dirigeants d’entreprises doivent mieux appréhender les offres télécoms et les acteurs de ce marché souvent trop flou pour eux.

De Lille à Mougins et de Strasbourg à Quimper, les opérateurs régionaux qui disposent d’infrastructures sont des partenaires privilégiés du monde économique dans les territoires car ils peuvent produire des offres sur-mesure avec lorsque nécessaire d’autres prestataires (intégrateurs, agences web, etc) de la filière numérique locale.

Les blocages sont à la fois culturels car la France ne donne pas assez confiance dans ses TPE et PME contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne qui dispose d’un tissu très dense de structures de ce type, au demeurant tout à fait pérennes et créatrices d’emplois.

Et c’est aussi une bataille de communication que nous allons mener collectivement en participant à nombre d’événements pour donner plus de visibilité à ces acteurs.