Jean-Luc Beylat, Alcatel Lucent : « Cinquante milliards d’objets connectés est une estimation assez conservatrice »

Jean-Luc Beylat président d'Alcatel-Lucent Bell Labs France

Président d’Alcatel-Lucent Bell Labs France, Jean-Luc Beylat évoque la stratégie de la société dans l’internet des objets.

Jean-Luc Beylat président d'Alcatel-Lucent Bell Labs FranceSilicon.fr – On estime que le nombre d’objets connectés passera à 50 milliards en 2020. Avez-vous une estimation différente ?

Jean-Luc Beylat - Nous n’avons pas d’estimation particulière chez Alcatel-Lucent, mais je pense que l’imagination ne suffit pas pour appréhender la réalité de dans 10 ans. Quand les particuliers vont prendre la main (et aller acheter leurs capteurs chez Castorama), ce nombre va exploser. Et ce n’est pas pour dans 2020, c’est pour demain. C’est un potentiel énorme et un champ d’innovation très fertile.

Donc si on prend l’Internet des Objets au sens large (avec les capteurs de température, par exemple), je pense qu’on sera bien au-delà des 50 milliards. Cinquante milliards d’objets connectés c’est même - à mon avis - une estimation assez conservatrice.

Avec la multiplication des capteurs HD pour le son ou l’image, faut-il craindre une explosion des débits auquel l’Internet actuel aura du mal à résister ?

Déjà les objets connectés ne sont pas les plus gros producteurs de données. Ensuite, il faut se rappeler que la croissance d’Internet n’a jamais ralenti. Je dis souvent que « quelle que soit la taille du tuyau, il se remplit tout le temps ».

Le vice-président d'AT&T prévoit que « 20 maisons connectées produiront à terme autant de données que la totalité d'Internet en 2008 » ?

Cela me semble excessif, mais ce n’est pas vraiment le problème. Globalement l’Internet des Objets va contribuer à la montée des débits, mais ces objets ne changent pas vraiment la problématique générale.

Il faut bien voir que, fondamentalement, Internet a la capacité de se développer et le potentiel pour se reconfigurer. Sa capacité de croissance redoutable n’est toujours pas contredite aujourd’hui. Quand on a commencé à parler de la télévision par ADSL, certains ont été inquiets. Mais aujourd’hui, cela marche très bien. Internet c’est une base saine. Je comparerais cela avec les fondations d’une maison.

Et là, les fondations sont solides. Mais vous avez raison. Il ne s’agit pas d’être dans un monde à la Zadig. Il y a des défis à relever et des investissements à faire.

Quels sont ces défis si ce n’est pas une question de débit ?

High Leverage Network - AlcatelL’Internet des Objets pose différents challenges, aussi bien sur la partie filaire que radio. Il faut travailler sur sa « reconfigurabilité » pour permettre une plus grande flexibilité des connexions, et sur sa « scalabilité ». Et il y a aussi des choses à faire sur la flexibilité en termes de résilience. Quand vous avez des objets dans des domaines « critiques » comme le transport par exemple, elle doit être beaucoup plus forte que pour un téléphone.

Chez Alcatel-Lucent nous travaillons sur tout cela. C’est ce que nous appelons le “High Leverage Network”.

L’Internet des Objets est une immense opportunité, mais comme toute réalité, il va également poser de nouvelles questions. Quels sont, d’après vous, ces nouveaux problèmes ?

Il y a des problématiques qui vont devenir encore plus critiques demain. La sécurité des données, par exemple. Plus vous multipliez les points d’entrée, plus vous multipliez les vulnérabilités potentielles.

Il y aussi toutes les questions autour du « privacy » (NDLR Confidentialité et respect de la vie privée). Il ne faut pas oublier que ces données générées par les objets appartiennent toujours à quelqu’un, mais qu’on doit aussi pouvoir les partager sans risque pour créer de nouveaux services.

Il faut apprendre à rendre des données anonymes pour permettre une innovation collective. Chez Alcatel-Lucent nous sommes très concernés par ces problèmes : le « privacy » est un de nos axes de recherche. Nous ne sommes pas beaucoup d’acteurs à étudier cela à fond.

Je pense que nous sommes en train de vivre la première révolution technologique du 21éme siècle. Quelque chose d’aussi important que l’arrivée du train, de la vapeur ou de l’électricité. Ce n’est pas un hasard si des philosophes comme Bernard Stiegler s’y intéressent. Mais il faut bien attention faire à ne pas créer de blocages.

Sur quelles technologies LAN et WLAN pariez-vous pour l’Internet des Objets ?

Tout comme le Wifi a été la technologie gagnante dans la maison, il y en aura aussi pour l’Internet des Objets. Mais cela dépendra de ce que l’on fait, de la configuration, si c’est largement distribué ou pas, ce genre de choses.

Un transporteur qui a des camions et des chargements, dans un contexte critique, s’appuiera sur des technologies robustes, là où une personne qui connectera des objets de sa maison cherchera avant tout des technologies peu chères.

Bref, à mon avis, il n’y aura pas une seule, mais des technologies gagnantes en fonction des services. Mais je ne suis pas devin (rire), je ne sais pas encore lesquelles !

L’Internet des Objets pose aussi le problème du nombre d’adresses IP disponibles. Le déploiement de l’IPv6 vous paraît-il trop lent ? Et pensez-vous que l’Internet des Objets va accélérer cette transition ?

J’entends parler de l’IPv6 depuis 2001. Et depuis 2001, j’entends « on est en retard, on va dans le mur ». Et puis finalement on a inventé des solutions comme les tunnels IPv6/IPv4 par exemple.

Donc pour moi, l’IPv6 n’est pas un frein à l’Internet des Objets. En revanche, l’Internet des Objets va de facto accélérer le déploiement de l’IPv6.

Dernière question – un peu plus générale - que nous souhaitons vous poser : pour vous, l’Internet des Objets est intrinsèquement écologique. Pourquoi ?

Parce que nous avons parlé du réseau, mais il y a un autre point fondamental à ne pas oublier. C’est celui des objets. Pour les connecter il faut de la miniaturisation mais aussi que leur consommation électrique soit faible - ou qu’ils génèrent leur propre énergie. Pour que ça prenne, il faut pouvoir laisser un objet dans un coin pendant des années sans s’occuper de lui. Ces objets devront donc nécessairement être green.

Et même dans ses applications. Ce n’est peut-être pas le secteur que vous couvrez le plus chez Silicon.fr, mais on tire aujourd’hui beaucoup de fibres dans le secteur du bâtimens pour pouvoir analyser si un circuit est ouvert ou fermé, pour adapter la production électrique, limiter les pertes d’énergies et donc optimiser la consommation globale. Oui. Je pense vraiment que l’Internet des Objets va aider la terre à être verte.