Loïc Rivière, Tech in France : « attention aux écarts populistes sur le numérique »

Loïc Rivière, le délégué général de Tech in France, dresse un bilan des années Hollande, en particulier marquées par la sortie de la Loi République numérique. Et tance une certaine forme d’instrumentalisation politique des débats sur le sujet.

Mise à jour le 9/12 à 15h50

Délégué général de l’Afdel (Association française des éditeurs de logiciels), devenue Tech in France en début d’année, Loïc Rivière revient sur les débats qui ont entouré la conception de la Loi pour une République numérique, portée par Axelle Lemaire. Une loi qui, selon lui, ne fait pas l’unanimité et a montré que le numérique était devenu un marqueur politique. Tech in France espère bien contribuer à recentrer la campagne présidentielle qui s’amorce sur des mesures très concrètes, favorisant l’émergence des sociétés françaises de la technologie.

Silicon.fr : Quel bilan dressez-vous du quinquennat Hollande en matière de numérique ?

Loïc Rivière : Un vrai bilan c’est certain, mais un bilan en demi-teinte il faut le reconnaître. Avec des points très positifs, en particulier en début de mandat comme la sanctuarisation des dispositifs d’aide à la R&D tels le JEI ou le crédit impôt recherche, qu’il était tentant de raboter dans la perspective d’assainir les finances publiques. On doit relever également la création de la BPI qui irrigue véritablement le marché de l’investissement dans la tech et est devenu un acteur majeur de l’écosystème. Enfin la French Tech initiée par Fleur Pellerin qui connaît depuis un indéniable succès et est devenu l’étendard de la tech française à l’étranger. Mais comme la révélé dès le début de mandat l’affaire dite ‘des pigeons’, il existe d’autres tendances au sein de la majorité, nettement moins favorables à la révolution numérique. Depuis deux ans, on fait donc face à des initiatives multiples de régulation de l’innovation numérique, qui se sont exprimées soit dans le cadre de la Loi République numérique, soit sur le terrain de la fiscalité à l’initiative de parlementaires de la majorité défiant le gouvernement. Cela confine parfois à l’acharnement !

Quels sont ces sujets qui vous ont mobilisé régulièrement au Parlement sous ce quinquennat ?

Les sujets de régulation des plates-formes numériques, de l’économie collaborative ou encore du logiciel libre ont tous été perçus comme une nouvelle opportunité de positionnement politique, que ce soit par une partie de la gauche ou dans le camp souverainiste d’ailleurs… On a vu ces dernières années fleurir au Parlement des projets de dispositions ou de taxe ciblant telle ou telle entreprise du numérique en particulier, alors que la loi est censée être la même pour tous. Au final, ce sont souvent des textes mal rédigés, inapplicables ou inefficaces. Mais l’opération de communication est généralement un succès. Déposez un projet de taxe Google et vous êtes certain de passer à la télé ! Que l’image de la France en ressorte abîmée semble alors peu compter. Qu’il y ait des effets de bords bien réels sur la tech française non plus… On est à la limite du populisme parfois quand on agite des peurs et qu’on fait voter des textes qu’on sait parfaitement inopérants et en contradiction avec le droit européen.

La loi République numérique, loi numérique du quinquennat, est entrée dans la phase ultime des décrets d’application. Quel bilan en tirez-vous pour les acteurs que vous représentez ?

Un bilan partagé, il faut reconnaître. L’écosystème numérique attendait une loi qui stimule les énergies, qui renforce la position de la France dans l’économie numérique mondiale. Ce fut certes en partie le cas, avec le soutien appuyé au développement de l’Open Data, du datamining, de l’e-sport ou encore des mesures de protection de consommateur qui concourent à la confiance. Mais nos acteurs retiendront que la loi République numérique est une loi de régulation. Or la régulation de l’innovation, c’est un sport dangereux ! Il est acquis que dans les infrastructures, les anciens monopoles publics ou encore les domaines dans lesquels l’État gère l’octroi d’une ressource rare (comme le spectre hertzien), une régulation sectorielle est nécessaire. Mais appliquer ce schéma aux secteurs les plus innovants en créant de nouvelles catégories juridiques qui ne revêtent aucune réalité uniforme (avec le numérique tout service peut devenir une plate-forme), cela revient à jouer les apprentis sorciers. L’acronyme « GAFA » fonctionne en France comme des œillères, il désigne des entreprises que toute rassemble vu de très loin, mais qui ont en réalité assez peu en commun si on prend le temps d’observer les choses attentivement. Construire une nouvelle catégorie juridique susceptible de les embrasser n’avait donc aucun sens.

Tech in France a notamment lutté contre la priorité au logiciel libre. Quels leviers avez-vous actionné pour vous faire entendre ?

Loïc Rivière Le logiciel libre fait partie de ces sujets qui ont connu une fortune politique totalement déconnectée de la réalité économique. On a tout entendu sur le sujet dans l’hémicycle ! En réalité, il y a plusieurs modèles sur le marché qui coexistent, se concurrencent ou, au contraire, s’associent, ce qui est sans doute la meilleure alternative pour le logiciel libre. Nous avons donc recueilli et adressé aux parlementaires les témoignages des éditeurs de logiciels de Tech in France, exclusivement des PME, qui disaient : ‘Ne nous sortez pas des appels d’offre, laisser nous créer des produits et les vendre’. Mais la cohésion de la majorité parlementaire était alors déjà de l’histoire ancienne, et ce sujet est passé par pertes et profits dans les négociations internes à la majorité sur le texte. Certains parlementaires, qui n’ont sans doute jamais utilisé un logiciel libre de leur vie, souhaitaient des mesures clivantes, symboliques, quitte à ce qu’elles n’aient aucun impact normatif. Ils ont été servis, puisqu’on parle ‘d’encouragement’ au logiciel libre !

Comment avez-vous travaillé avec les différentes parties prenantes publiques : gouvernement, cabinets, parlementaires ?

Tout d’abord en transparence, c’est-à-dire en assumant nos positions publiquement sur tous les sujets sur lesquels nous avons engagé un dialogue avec le gouvernement. Dans un esprit constructif, avec l’équipe d’Axelle Lemaire principalement, totalement investie, comme sa ministre, dans son sujet. Nous avons aussi bénéficié d’une écoute attentive à Matignon ou à l’Elysée, quelles que soient les différences d’approche. L’élaboration de la Loi s’est appuyée enfin sur l’énorme travail conduit par le Rapporteur, le député Luc Bélot, qui a pris le temps d’écouter toutes les parties, ainsi que de certains parlementaires très spécialistes de ces sujets, comme Corinne Erhel ou encore Laure de la Raudière. Si, en se popularisant, le numérique a évidemment attiré certains parlementaires à la recherche d‘un nouvel espace d’expression politique au risque de la démagogie et de digressions exotiques, ce sont ces spécialistes historiques de nos sujets au Parlement qui ont souvent ramené le débat à des termes rationnels. Nous avons enfin également sollicité le Conseil d’État ou encore la Commission européenne lorsque des dispositions nous semblaient contraire au droit de l’Union. Il nous a fallu accomplir un travail très conséquent pendant plus d’un an pour convaincre les différentes parties de rechercher un point d‘équilibre. Nous répondons actuellement aux consultations sur les décrets dont certains vont, selon nous, bien au-delà de l’esprit de la loi. On voit aussi certains parlementaires réintroduire dans le projet de loi de finances rectificative des dispositions pourtant écartées de la Loi République numérique en CMP (Commission mixte paritaire, NDLR) il y a quelques mois. Est-ce que l’image du travail parlementaire en sort gagnant ? On est en droit de se poser la question.

Le CNNum (Conseil national du numérique) a joué un rôle décisif dans le processus d’élaboration de cette loi et le gouvernement s’est aussi appuyé sur une consultation en ligne des citoyens. Est-ce que cela réduit l’influence d’un syndicat professionnel comme le vôtre ?

Le CNNum est arrivé un peu comme un ovni dans un paysage alors assez figé et, en cela, il a fait du bien et en a décoiffé plus d’un, y compris nous peut-être !  Mais votre question confirme que la nature du CNNum reste assez floue : est-ce une autorité indépendante, un groupe d’experts sur lequel s’appuie le gouvernement, un lobby ? Tantôt rangé aux côtés du gouvernement comme dans l’élaboration de la Loi République numérique, tantôt en opposition comme sur les textes rognant les libertés numériques, le CNNum reste au final un objet politique difficile à saisir… Donc parfois, nous avions surtout l’impression qu’en consultant le CNNum, le gouvernement dialoguait avec lui-même au lieu de nous interroger et qu’en revanche, il ne consultait pas le CNNum quand il fallait absolument le faire. Je ne suis pas sûr que tout le monde ait bien décrypté cela, je ne l’ai pas lu en tout cas… Et cela a probablement diminué notre influence. De la même manière, peu d’observateurs ont souligné que ces consultations en ligne étaient surtout dans les faits plébiscités par les geeks et les activistes en ligne. Ce qui crée pour le moment de nouvelles oligarchies, plutôt qu’un véritable renouveau de la démocratie. Quoi qu’il en soit, le CNNum a mené un grand travail de fond sur les sujets numériques et la préparation de la Loi et il a pris une place incontestable dans les débats qu’il contribue aussi à animer. L’écosystème doit savoir s’en réjouir !

Quel rôle pouvez-vous jouer dans le cadre des élections présidentielles françaises ? Quelles actions avez-vous déjà engagées ?

Le président de Tech in France, Bertrand Diard, en a fait la première priorité de son mandat depuis son élection en juin dernier. Il est convaincu que la France dispose de tous les atouts et que la success story qu’il vit à travers Talend (Bertrand Diard en est le co-fondateur, NDLR), qui s’est coté au Nasdaq cet été, peut faire des émules en France. C’est pourquoi notre rôle est de proposer des clés au politique pour y parvenir. Ce qui implique de sortir des incantations et des généralités habituelles sur le numérique pour proposer des axes concrets de réforme. Nous travaillons donc avec le conseil d’administration et d’autres parties de l’écosystème, sur des propositions concrètes susceptibles de changer la donne, propositions qui seront dévoilées à la mi-décembre. Nous sommes aussi impliqués dans une initiative collective d’interpellation des candidats aux côtés d’autres organisations professionnelles et think tanks.

Quelle place imaginez-vous que le numérique tiendra dans cette campagne ? Pensez-vous par exemple qu’un seul des candidats soit capable de parler longuement des implications sociétales de l’intelligence artificielle comme vient de le faire Obama dans Wired ?

J’espère et je pense sincèrement que les candidats à l’élection délaisseront les débats – trop souvent abordés de façon démagogique – sur la réglementation des plates-formes ou la taxation du numérique pour se concentrer sur les sujets cruciaux. Ceux où le numérique est perçu comme un levier de la croissance en France. Je crains d’ailleurs que certains députés ne se trompent de combat. Les Français plébiscitent les usages numériques et les entreprises ciblées sont souvent leurs marques préférées. Ils s’en souviendront d’ailleurs peut-être au moment de voter…

Pour que le politique s’enflamme sur les innovations numériques comme l’intelligence artificielle, il faudrait en fait qu’on ait une vision moins anxiogène du numérique en France… Mais, dans les faits, on consacre plus de temps à vouloir se protéger des prétendus méfaits des algorithmes qu’à célébrer les possibilités qu’ils offrent. Ce qui compte, c’est de créer de nouveaux Dassault Systèmes, Talend, Cegid ou Berger-Levrault dans les prochaines années et que tous les secteurs qui sont disruptés en France, le soient aussi par la Tech française. Ce n’est pas un combat protectionniste, mais une ambition de conquête !

A titre personnel, vous dirigez l’association depuis sa création, il y a 10 ans. Qu’en retenez-vous ?

10 ans d’une aventure entrepreneuriale avec des entrepreneurs… Car en réalité, une organisation professionnelle est une PME, qui ne peut ni s’endetter, ni faire appel à des investisseurs du fait de son statut associatif. La route est plus longue pour créer de la valeur et donc de la représentativité. Mais je partage, avec les fondateurs de l’association et les membres les plus impliqués, la satisfaction d’avoir multiplié le budget par 10, d’être aujourd’hui entouré d’une équipe très performante et de voir que Tech in France est une organisation dont la légitimité est incontestée dans l’écosystème numérique.

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