Pierre Bonis, AFNIC : « Il ne faut pas une réforme en trompe l’oeil de l’ICANN »

Pierre BONIS - AFNIC

Directeur Général Adjoint de l’AFNIC, Pierre Bonis revient sur le rôle que devrait adopter l’ICANN dans la future gouvernance des noms de domaine internet

Silicon.fr : L’ AFNIC semble dénoncer l’unilatéralisme des USA dans la « réforme » de l’ICANN. Cette prise de conscience n’est-elle pas un peu tardive ?

Pierre Bonis : Pas du tout. L’Afnic a toujours été un acteur responsable et critique au sein de l’ICANN, et notre Association pointe depuis bien longtemps le caractère trop américano-centré de l’organisation. Paradoxalement, le meilleur témoignage de cette constance est l’accueil positif que nous avons réservé à Fadi Chéhadé dès sa nomination, suite à son discours, nouveau à l’époque, d’ouverture, de prise en compte de la diversité géographique et culturelle et à sa volonté de se rapprocher des acteurs de terrain, en ouvrant des bureaux dans chaque grande région du monde.

Ceci-dit, malgré le discours plus ouvert du PDG de l’ICANN, et malgré l’annonce par le gouvernement américain lui-même qu’il est prêt à transmettre le flambeau de la supervision de la racine du système des noms de domaines à d’autres, chassez le naturel, il revient au galop. Voilà pourquoi l’Afnic est claire aujourd’hui, comme hier, sur le fait qu’une réforme de la redevabilité de l’ICANN, rendue d’autant plus nécessaire qu’elle risque de n’être plus redevable vis-à-vis du gouvernement des États-Unis, ne doit pas se faire en trompe l’œil. Ce que les États-Unis lâchent d’une main, ils ne doivent pas le reprendre de l’autre.

Concrètement, que proposez-vous ? Placer l’ICANN sous contrôle de l’ONU ? Que chaque pays puisse librement gérer ses extensions, sur le modèle chinois ?

Nous ne proposons certainement pas de placer l’ICANN sous le contrôle de l’ONU. Ça n’aurait pas de sens. Nous considérons l’ICANN comme étant, essentiellement, le régulateur d’un secteur économique, celui des noms de domaines. Mais ce secteur est international, et aujourd’hui, les règles imposées par l’ICANN à ses « clients », les registres d’extensions génériques et les bureaux d’enregistrements, sont écrites en californien. Normal, l’ICANN est une organisation privée californienne. Si vous n’êtes pas d’accord avec une décision du Conseil d’Administration de l’ICANN, vous êtes priés aujourd’hui, d’aller en dernier recours devant une cour californienne. Ce n’est plus tenable, et cela ne correspond pas au caractère international de l’ICANN.

Ce que nous proposons, avec d’autres, c’est que l’ICANN se dote, d’abord, d’une assemblée générale de ses parties-prenantes, qui puisse valider le budget, donner son avis sur le PDG, éventuellement sur les rémunérations, comme dans n’importe quelle organisation professionnelle. Nous demandons également qu’un mécanisme d’appel indépendant, international et ayant un pouvoir de décision soit mis en place. En cela, nous ne faisons que demander l’application des principes adoptés par l’ICANN elle-même lors de la réunion Netmundial qui s’est réunie à Sao Paulo cette année. Pour ce qui est des extensions nationales (comme le .fr ou le .cn) elles sont déjà gérées indépendamment de l’ICANN, qui n’a pas de pouvoir de régulateur sur elles. Les Chinois sont des membres actifs du CCNSO, qui est la partie de l’ICANN réunissant, sur la base du volontariat, les gestionnaires d’extensions nationales. Cela ne veut pas dire qu’ils prennent leurs ordres à l’ICANN, pas plus que l’Afnic n’en prend pour le .fr .

Avec l’internet des objets et le web des données, le nombre de machines adressables, au travers d’un nom de domaine, devrait exploser dans les prochains années. Estimez-vous que cette question est correctement appréhendées par la classe politique ?

On connait aujourd’hui pour l’essentiel les prérequis techniques du déploiement de l’internet des objets (du moins dans sa version calquée sur l’internet des machines, celui que nous connaissons aujourd’hui). Il va falloir adresser des centaines de millions d’objets, et donc, on a besoin d’un protocole IP qui permette l’utilisation de centaines de millions d’objets. Ça s’appelle IPv6 et je crois que les pouvoirs publics ont à de nombreuses reprises alerté les acteurs du marché sur la nécessité de déployer IPv6 au plus tôt. L’ Afnic est engagée dans ce combat, et elle travaille d’ailleurs là-dessus main dans la main avec les pouvoirs publics, en publiant  chaque année l’observatoire de la Résilience de l’Internet en France (ODRIF) avec l’Agence Nationale de Sécurité des Systèmes d’Information (l’ANSSI). Maintenant, c’est aux fournisseurs d’accès et à l’ensemble des acteurs de l’Internet français de se retrousser les manches et de déployer plus rapidement IPv6. Je crois que la classe politique, s’est déjà emparée de ses sujets, notamment à travers les opportunités (faire de la France un acteur puissant sur ces nouveaux marchés) et les risques ( préserver les données personnelles et éviter la cyber surveillance de masse).  Il y a des débats, parfois des contradictions, mais on ne peut pas dire que le sujet soit omis par le politique aujourd’hui.

Est-ce que vos attentes sont partagées par les parlementaires et le gouvernement ? Et au-delà de l’hexagone, sommes-nous en phase avec nos partenaires européens ?

Sur la réforme de l’ICANN, je crois que nous avons avec les pouvoirs publics et de nombreux parlementaires une grande convergence de vue. On ne l’exprime pas toujours de la même façon, parce que nous ne parlons pas du même lieu, mais sur la nécessité de définir des mécanismes d’appel internationaux ( je n’ai pas dit intergouvernementaux) indépendants, ainsi que sur la mise en place d’une Assemblée générale qui contrebalance le pouvoir du Board de l’ICANN, nous sommes en phase. Le consensus européen est peut-être plus délicat à trouver. C’est souvent le problème. Sur une approche théorique de la réforme de l’ICANN, il y a je pense encore des différences entre par exemple, la Suède, qui considère que le Gouvernement américain représente une garantie pour le fonctionnement de l’Internet, et la France, qui propose d’internationaliser cette responsabilité. L’Europe, en tant que groupe, ne fait vraiment bloc que quand elle considère que l’acquis communautaire est mis en danger.

Co-inventeur du protocole internet, Louis Pouzin propose un big bang dans votre secteur avec par exemple la vente, et non la location des domaines. Ce sujet fait il l’objet d’une réflexion de votre part ?

Nous serions bien aveugles à l’Afnic de ne pas réfléchir attentivement aux propositions de Louis Pouzin ! Ceci-dit, aujourd’hui, nous pensons qu’un attribut important des noms de domaines est qu’ils sont accessibles (financièrement) précisément parce qu’ils font l’objet, non d’un achat, mais d’un droit d’usage renouvelable. Ça coûte moins cher, et ça laisse la liberté de passer d’un nom de domaine à l’autre, en faisant évoluer son portefeuille de noms. Je ne suis pas certain que le fait de devenir propriétaire d’un nom de domaine fluidifie l’usage des noms de domaine en général.