Projet ONP ou la chronique d’un désastre annoncé

Pour la Cour des comptes, le retentissant échec de l’ONP, programme visant à mutualiser la paie des fonctionnaires, était inscrit dans ses gênes. Mais le pilotage défaillant du programme n’a pas permis d’enrayer le dérapage des coûts.

Dans son rapport annuel paru la semaine dernière, la Cour des comptes revient sur ce qui reste un des échecs les plus retentissants de ces dernières années en matière d’informatique de l’Etat : l’ONP (Opérateur national de paie). Ce projet, lancé en 2007, visait à rationaliser la paie des 2,7 millions d’agents publics, en la traitant dans un outil unique – le SI-Paye – alimenté par des SIRH modernisés au sein des ministères. A la clef, des économies substantielles dans le traitement de la paie, les projections de l’époque chiffrant à 3 800 le nombre de postes économisés. Sauf que rien ne s’est passé comme prévu, pour plusieurs raisons identifiables très tôt, souligne la Cour des comptes.

Les sages de la rue Cambon relèvent tout d’abord les « objectifs trop nombreux » et les « exigences trop élevées » assignés au programme ONP. Premier pari risqué : refondre le processus de la paie des agents, via un calcul de la paie opéré en un point unique et non plus dans chaque ministère. « Le succès du projet reposait (…) sur l’hypothèse que les dossiers de l’ensemble des agents de l’État, civils comme militaires, et l’intégralité des règles de paie puissent y être pris en compte », note la Cour. Pour cette dernière, l’objectif – rénover tant l’amont (les SIRH produisant les événements de carrière censés alimentés le SI-Paye) tout en bâtissant un nouveau moteur de paie – était trop ambitieux. « Le caractère simultané de ces deux chantiers était susceptible de faire naître des difficultés de coordination entre les diverses maîtrises d’ouvrage et maîtrises d’œuvre impliquées », écrit la Cour des comptes avec son art habituel de l’understatement.

Tout coder dans un outil unique !

Cette rénovation d’ensemble faisant table rase de l’existant – un choix par nature coûteux – a également poussé les concepteurs de l’ONP à privilégier les options offrant la plus grande rentabilité théorique. Donc l’automatisation maximale. Là encore hasardeux, alors que les projets de paie se heurtent souvent à des problématiques de qualité de données, qu’il n’existe aucun SI comparable à l’ONP en production et que l’Etat manipule 1 500 éléments de paie – là où de grandes entreprises se contentent d’une centaine de règles – et jongle avec quantité de procédures spécifiques. Difficulté intrinsèque venant s’ajouter au casse-tête du raccordement de 8 SIRH différents au SI-Paye et à celui de la synchronisation des référentiels communs qu’il supposait. « Plusieurs de ces risques techniques ont été ignorés ou gravement sous-estimés », observe la Cour, qui note ainsi que la question de la gestion automatisée des référentiels n’avait pas été anticipée avant la conclusion du marché SI-Paye.

Même légèreté, toujours selon la Cour des comptes, s’agissant des adaptations à apporter aux SIRH ministériels pour se raccorder au calculateur unique. « Ces exigences, par ailleurs fluctuantes au cours du temps, ont contribué de façon décisive aux retards pris par les projets SIRH ministériels et à l’inflation de leurs coûts, qui ont, en définitive, amené l’État à décider de ne pas mettre en service le SI-Paye », suite au rapport remis par le DSI de l’Etat (Jacques Marzin) au Premier ministre en janvier 2014.

Autre critique touchant à la conception même du projet : le fait d’avoir voulu calculer l’intégralité de la paie dans un calculateur unique. Alors que les trois quarts des éléments de paie ne représentent que 0,86 % des montants versés ! « Une analyse précise des coûts et des avantages de cette stratégie aurait dû conduire à écarter la codification, dans le calculateur de paie unique, des règles donnant lieu à des paiements de faible montant ou concentrés sur un nombre réduit d’agents », écrivent les sages. Qui ajoutent que le calendrier était, au regard de ces objectifs maximalistes, trop ambitieux, comme en témoigne les 27 mois de retard pris dans la construction du SI-Paye. Face à cette somme d’objectifs peu rationnels, la Cour regrette que les ministres n’aient pas fait appel à une expertise externe pour valider les choix techniques et le calendrier de la mission de préfiguration.

« Unanimité de façade » au comité de pilotage

En plus de ces défauts de conception, l’ONP a souffert – et c’est un euphémisme – des difficultés de coordination entre les ministères, chargés du raccordement de leur SIRH au SI-Paye, et l’ONP. Principal point de crispation : le positionnement de l’ONP vu par les ministères comme une autorité « prescriptive et rigide », dictant ses spécifications et les faisant évoluer sans consultation. La conséquence ? Une multiplication des retards dans les raccordements des SIRH, comme le montre le tableau ci-dessous. Ces difficultés relationnelles ont été amplifiées par la faiblesse des maîtrises d’ouvrage, tant du côté de l’ONP (frappé par un important turnover : l’opérateur a ainsi vu passer quatre DSI en 5 ans) qu’au sein des ministères, qui avaient d’autres priorités que de consacrer des ressources à un projet « perçu comme une initiative des administrations financières ».

ONP 1Ces difficultés ont été accentuées par le pilotage défaillant du programme, selon la Cour. Chargé de cette fonction, le comité stratégique ad hoc, réunissant la direction de l’ONP, les directions des ministères du Budget et de la Fonction publique ainsi que les secrétaires généraux des ministères concernés par l’évolution des SIRH, a en réalité été une chambre d’enregistrement des directions suivies par l’opérateur. Le nombre de personnes présentes (une cinquantaine !), l’abondance de la documentation ou encore le fait que les secrétaires généraux ministériels se soient souvent fait représenter ont abouti à une « unanimité de façade ». S’y ajoute un contrôle trop lâche des coûts du programme, aux yeux de la Cour.

Les effets de ce pilotage en ‘roue libre’ ont été aggravés par « l’incapacité de la DGFAP et de la DGFiP (les deux autorités de tutelle de l’ONP, NDLR) à piloter l’opérateur ». La Cour des comptes critique en particulier l’attitude de la DGFAP (Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique), incapable de « stabiliser les règles fixant la rémunération des agents publics alors que leurs évolutions permanentes ralentissaient les travaux de l’opérateur » ou de lancer le « chantier de simplification du droit de la paie ». Des éléments qui auraient pu faciliter le développement du calculateur et le raccordement des SIRH.

Des décisions trop lentes = des coûts très élevés

Cette cascade de dysfonctionnements n’a, malgré les alertes de la présidence du comité stratégique en 2010 ou de la Disic (la DSI de l’Etat) en 2011, guère ému les ministres. « Le programme ONP n’a donné lieu à aucune réunion interministérielle entre mai 2007 et octobre 2011, soit pendant plus de quatre années », résume cruellement la Cour des comptes. Il aura aussi fallu attendre trois années entre « les premières alertes sur les difficultés du programme et les arbitrages qu’elles appelaient ».

Long très long. Ce retard à la détente explique largement l’importance de la facture finale. La Cour des comptes chiffre à 346 millions d’euros les coûts de l’ONP, pour la seule partie SI-Paye. Soit sensiblement plus que les précédentes estimations (notamment en raison de 16 millions dépensés pour l’arrêt du programme). Le rapport Marzin estimait, lui, à 286,5 millions d’euros les coûts directs de l’aventure ONP. Tandis que le ministère du Budget donnait, au moment de l’annonce de l’arrêt du programme en mars 2014, une fourchette allant de 235 à 290 millions d’euros.

Comme nous l’avions expliqué dès avril 2014, et comme le rappelle la Cour des comptes, ce chiffre n’intègre pas les évolutions des SIRH côté ministères. Or ces évolutions ont été largement déclenchées par la naissance du programme ONP. Pour le seul ministère de l’Education Nationale, le projet de SIRH (SIRHEN), dont la mise en œuvre a notamment été motivée par l’arrivée du SI-Paye de l’ONP, était évalué fin 2013 à 290 millions d’euros ! Dans une audition à la commission des Finances du Sénat, Jacques Marzin avait estimé à 1,8 milliard le coût sur 25 ans de la modernisation des SIRH, dans le cas où l’ONP aurait été poursuivi. Et précisé que 500 millions étaient encore nécessaires pour faire aboutir le projet et son raccordement aux SI ministériels.

Dépenses en pure perte

La Cour des comptes se montre même un peu plus pessimiste, évaluant à plus de 710 millions d’euros la somme qu’il aurait encore fallu dépenser pour faire aboutir le programme. Dont pas moins de 422 millions pour le seul raccordement des SIRH ministériels, un sujet sur lequel travaillaient l’ONP et les ministères depuis l’origine du programme !

Si l’essentiel restait donc à faire, bien peu de ce qui a été réalisé présente un intérêt quelconque pour l’Etat. Le SI-Paye a ainsi été dévalorisé à l’euro symbolique dans la comptabilité générale de l’Etat. Seule l’offre SIRH en mode Saas de l’ONP, aujourd’hui finalisée, semble récupérable. Mais elle ne se raccorde toutefois pas aux applications de paie de Bercy (PAY et ETR), qui, faute d’ONP, continuent à assurer le versement des salaires des fonctionnaires et qu’il faut aujourd’hui moderniser (leur obsolescence figurait parmi les motivations du projet ONP… dès 2006). Un plan de mise à niveau, confié à la DGFiP (Direction Générale des Finances Publiques), a été engagé au second semestre 2014. Il « vise à assurer la conversion, à fonctionnalités constantes, des applications de paye existantes vers des technologies permettant d’en sécuriser le fonctionnement dans la durée », avant leur enrichissement visant notamment de supporter la DSN (déclaration sociale nominative), explique le Premier ministre dans sa réponse à la Cour des comptes.

Autre édifice à reconstruire : les interfaces entre les SIRH que les ministères ont modernisé en vue de l’arrivée de l’ONP et les applications de la DGFiP. Ce chantier devrait être confié à une direction de programme interministérielle placée sous l’autorité du Disic. Retour à la case départ donc, après une aventure de plus de 7 ans ! « Cet échec patent, après celui enregistré par le système de paie Louvois, est d’une particulière gravité en raison des ressources dépensées en pure perte, des incertitudes persistantes pesant sur le devenir de la chaîne de paie et de l’ampleur des dysfonctionnements administratifs qui l’ont provoqué », résume la Cour des comptes.

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Crédit photo : Cour des comptes