Soupçons de marchés truqués entre IBM et la SNCF

La justice s’intéresse à des marchés suspects remportés par IBM à la SNCF. Des marchés qui renvoient au ‘deal du siècle’ signé en 2008 et 2009 entre la compagnie ferroviaire et Big Blue.

Le parquet national financier s’intéresse à certains marchés passés entre la SNCF et IBM. Dans son édition du jour, Le Canard Enchaîné mentionne un document du parquet datant du 24 mars répertoriant certains marchés douteux. Comme cette série de contrats de fourniture de logiciels passés en février 2009, tous inférieurs à 1,5 millions d’euros, seuil à partir duquel la compagnie nationale doit en passer par un appel d’offres. Selon Le Canard, les syndicats dénoncent alors un saucissonnage d’une commande représentant au total 8,5 millions d’euros. Et la grogne va bien au-delà des syndicalistes : l’hebdomadaire satirique ajoute que le responsable des achats informatiques de la compagnie ferroviaire avait alors refusé de signer le bon de commande. Joint par téléphone, un informaticien de la SNCF, qui avait à la fin des années 2000 détaillé les relations entre son entreprise et IBM sur un blog nommé Cortis, se souvient lui aussi de ce contrat : « on poussait les informaticiens à employer des licences de logiciels IBM, mais certaines sont restées inutilisées ».

L’hebdomadaire signale encore le cas d’un contrat d’achat de 360 serveurs, marché pour lequel Dell soumet en 2009 une offre à 740 000 euros. Mais l’appel d’offres est finalement enterré pour mieux ressurgir un an plus tard au profit d’IBM, qui signe alors un contrat de 3 millions d’euros ! Dans un mail interne que s’est procuré le Canard, un des responsables de la direction des achats de la SNCF, Gérard Fillon, dénonce alors la « pratique consistant à acheter de gré à gré un produit ou un service à un prix trois fois supérieur à celui qui aurait été obtenu via un appel d’offres ».

A moi la logistique, à toi l’informatique ?

En réalité, les questions sur ces contrats renvoient aux négociations qui ont entouré la création d’une co-entreprise entre la SNCF et IBM, Noviaserv. En janvier 2010, soit quelques mois après les principaux contrats litigieux qui ont attiré l’œil du parquet, Big Blue signe avec la compagnie nationale un contrat géant de 1,7 milliards d’euros sur 6 ans. Cet accord prévoyait de confier à IBM la maintenance, le développement, l’exploitation des applications et la gestion des études, via la création de la co-entreprise Noviaserv.

Le deal est aussi vu à l’époque comme une contrepartie de l’accord signé en 2008 entre Geodis (filiale logistique appartenant à 98 % à la SNCF) et IBM. Un contrat via lequel Geodis s’était porté acquéreur d’IBM Logistics, devenant par là même le prestataire logistique unique de Big Blue. Soit un chiffre d’affaires d’environ un milliard d’euros par an, sur une longue période (une quinzaine d’années). Les contrats IT généreusement accordés à IBM – même quand des concurrents étaient mieux placés (OBS pour un contrat sur les caméras de surveillance, Dell sur les serveurs) – étaient-ils des contreparties négociées secrètement dans le cadre de ce partenariat à grande échelle ? C’est en somme ce que soupçonne la justice.

Noviaserv coulé, restait Stelsia

Notons que ces soupçons ne sont pas nouveaux. Dès l’annonce de Noviaserv, les administrateurs salariés de la SNCF dénoncent un projet « mené sous le manteau » et dont le calendrier aurait été en partie imposé par IBM, suite au contrat passé sur la partie logistique. En juillet 2011, dans une lettre adressée à Guillaume Pépy, le Pdg de la SNCF, Christian Mahieux, membre du conseil d’administration de la SNCF et représentant de l’Union syndicale Solidaires, écrit : « la sous-traitance de l’informatique SNCF vers IBM a été la contrepartie de ce contrat (celui concernant Geodis, NDLR), puis en a faussé le traitement car il fallait que le résultat de la “concurrence libre et non faussée” soit celui décidé – et promis – auparavant. » Bref, le prestataire américain et la compagnie nationale aurait passé un deal global qui s’accommodait mal du code des marchés publics…

Novaserv se heurte aussi à une vive contestation au sein des équipes de la DSI de la SNCF, qui craignent des délocalisations massives et une perte de compétences en interne. « Le climat social à la DSI ne s’en est jamais remis », assure le blogueur Cortis, qui a alerté dès le début sur les risques du contrat SNCF-IBM.

Face à la fronde des équipes de la DSI – qui multiplient les journées de grève -, aux actions en justice engagées par les syndicats, mais aussi aux interrogations de certains élus (la co-entreprise suscite une vingtaine de questions à l’Assemblée Nationale et cinq au Sénat), Noviaserv finit sur une voie sans issue. Le 7 décembre 2011, le DSI de la SNCF annonce la fin du partenariat, évoquant des « difficultés contractuelles », après avoir tenté de négocier un avenant avec IBM. «  Étant donné la force des syndicats à la SNCF, un tel contrat qui prévoyait de réduire les budgets en déplaçant des activités dans des pays à bas coûts ne pouvait qu’échouer », commente un délégué syndical CFDT de Big Blue.

Bruxelles s’en mêle

Notons toutefois qu’une partie du montage imaginé à l’origine a survécu à ce clash entre les deux partenaires. En effet, la SNCF était présente dans Noviaserv non pas directement, mais par l’intermédiaire d’une filiale créée pour l’occasion, Stelsia. Un montage indirect qui a permis d’éviter les phases d’information-consultation de la plupart des instances représentatives de l’entreprise publique. Or, même après la fin de Noviaserv, Stelsia a poursuivi son chemin. Non soumise au code des marchés publics, cette dernière a continué à signer des contrats au profit d’IBM, comme ce marché de stockage de données de 1,6 millions d’euros attribué en juillet 2013 et signalé par Le Canard.

Selon l’hebdomadaire, en juin 2015, la Commission européenne a adressé à la France une mise en demeure jugeant que Stelsia est « contraire au droit européen de la commande publique ». Paris se serait engagé à régulariser la situation. Selon Cortis, « Stelsia a été créé pour court-circuiter le code des marchés publics. Mais elle doit disparaître ». Le Canard Enchaîné assure qu’elle a été dissoute en septembre 2015. Mais, sur les sites officiels d’annonces légales, Stelsia, employé par l’informatique de la SNCF comme véhicule pour passer des contrats auprès de prestataires, apparaît toujours bien active et affiche, pour 2014, un chiffre d’affaires de plus de 450 millions d’euros… pour un effectif de 63 personnes.

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