Services publics numériques : la Cour des comptes pointe les couacs

De l’évaluation des coûts à la mise en œuvre des projets, certains aspects de la dématérialisation des services publics déplaisent à la Cour des comptes.

Accessibilité limitée, protection insuffisante des données, mauvaise évaluation des coûts et réalisation délicate de certains projets informatiques… La Cour des comptes n’est pas tendre à l’égard des services publics numériques.

Elle y consacre plusieurs volets de son rapport public annuel 2020. En mettant l’accent sur quatre d’entre eux :

Mauvais calcul

Sur le premier point, la décision de dématérialiser les procédures avait été prise en juin 2015 (plan « préfectures nouvelle génération »).

La mise en place s’est faite pour l’essentiel en 2017-2018.

Les objectifs ont été globalement atteints, estime la Cour des comptes, non sans déplorer un manque de préparation :

  • Prise en compte insuffisante des difficultés d’accès de certaines populations aux services numériques
  • Assistance téléphonique sous-dimensionnée au départ
  • Absence de réflexion sur l’adaptation du réseau préfectoral

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Autre écueil : l’évaluation des coûts informatiques.

Une première estimation avait été faite en décembre 2015, soit six mois après la décision de lancer le projet. Le suivi financier a été interrompu en janvier 2018, « bien avant l’achèvement complet ». Si bien qu’il est aujourd’hui impossible d’arrêter un coût final.

Au sortir du 1er trimestre 2019, le plan avait consommé près de 40 millions d’euros. Soit « au moins un doublement » par rapport à l’estimation initiale.

La Cour des comptes note néanmoins un gain évalué à 70 millions d’euros. Il est lié aux suppressions de postes que le plan a permis au sein de la mission « titres ».

La crise des cartes grises

Toujours sur le volet informatique, le projet relatif aux cartes grises a connu des « difficultés extrêmes ».

La délivrance de ces documents repose sur le système d’immatriculation des véhicules, complexe a faire évoluer vu sa forte sollicitation (30 à 40 millions de consultations par an).

Pour ce qui est des téléprocédures en elles-mêmes, la Cour des comptes regrette :

  • L’instabilité du logiciel
  • Des problèmes de connexion des particuliers et des professionnels
  • Des défauts de conception, notamment pour la première immatriculation de véhicules d’occasion

Les professionnels de l’automobile ont rencontré un grand nombre de contrariétés :

– Impossibilité de se connecter en tant que personne morale
– Obligation de traiter une par une les opérations
– Impossibilité d’avoir une connexion simultanée de plusieurs postes
– Obligation de payer avec une carte bancaire personnelle

Dans ce contexte, les délais de traitement se sont allongés et le stock de demandes en attente a crû. Le pic a été atteint en mars 2018, avec 256 000 dossiers.

La Cour des comptes impute ces défaillances à :

  • Un manque de simplification préalable de la procédure
  • Une faible prise en compte des besoins des usagers
  • L’absence de respect des bonnes pratiques de gestion des projets informatiques
  • Une phase de test du logiciel « beaucoup trop limitée »

La stabilisation des systèmes de délivrance étant toujours en cours, le ministère n’a pas renouvelé l’évaluation du coût complet d’acheminement des titres. Les dernières mesures sont : 15 € pour une carte d’identité ; 17,15 € pour une carte grise ; 32 € pour un passeport ; 46 € pour un permis de conduire.

Des SI à connecter

La Cour des comptes se montre plus élogieuse sur le cas du dossier pharmaceutique.

L’Ordre national des pharmaciens (CNOP) porte le dispositif, institué par la loi en 2007.

Le socle du système d’information se nomme DP-Patient.
Cette fonctionnalité recense les médicaments et dispositifs médicaux délivrés au patient en pharmacie à l’aide de sa carte Vitale au cours des 4 derniers mois. Elle est conçue pour sécuriser la dispensation des médicaments en améliorant la circulation de l’information entre officines.

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La Cour des comptes salue la gestion efficace de la montée en charge rapide du dossier pharmaceutique et de l’extension de ses finalités. Elle note entre autres :

  • La prise en compte des meilleurs standards technologiques actuels
  • La réponse aux exigences de disponibilité de l’outil
  • Le respect des exigences de sécurité et de confidentialité des données

Des axes de perception existent toutefois :

  • L’élargissement de la couverture du dispositif
    Au dernier pointage, 60 % de la population disposait d’un dossier pharmaceutique actif. 17 % des pharmacies à usage intérieur y étaient abonnées. Et plusieurs médicaments n’étaient pas pris en comptece : ceux issus de l’automédication, conseillés par le pharmacien ou encore prescrits mais non remboursés.
  • Évaluations insuffisantes de l’apport en matière de santé publique
  • Respect du cadre juridique à consolider
  • Absence d’intégration aux SI hospitaliers

Il faudra surveiller l’articulation à venir avec le dossier partagé, que gère la CNAM (Caisse nationale d’assurance maladie). En l’état, la collaboration avec le CNOP est « inexistante », relève la Cour des comptes.

Pôle emploi sur mainframe

Qu’en est-il de Pôle emploi ? Il « pousse plus loin que d’autres services publics la logique de satisfaction de l’usager et place la question du numérique au centre de cet enjeu », affirme la Cour des comptes.

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Demeurent cependant des points de vigilance, à commence par la prise en compte de la fracture numérique.
La Cour des comptes s’inquiète que le cadre actuel repose très largement sur l’autoévaluation des personnes. Elle considère par ailleurs que l’approche comporte le risque de confondre autonomie dans l’usage du numérique et autonomie dans la recherche d’emploi.

Autre point noir : le bilan décevant de l’« emploi store », conçu fin 2014 comme une porte d’entrée privilégiée vers les services d’aide à la recherche d’emploi. Il a reçu 200 000 visites en mai 2019. Soit une proportion faible, rapportée au vivier de demandeurs d’emploi.

De manière générale, plus de 300 services ont une audience « marginale, voire nulle ». Leur abondance peut représenter un frein dans la démarche de recherche d’emploi autonome.

En interne, mesurer les gains de productivité liés au numérique s’avère difficile. Idem pour l’amélioration de la qualité de service.

En back-office, la modernisation du socle technique et applicatif a pris du retard.

Des applications majeures (inscription, gestion de la liste de demandeurs, actualisation, paiement des allocataires, suivi du retour à l’emploi) reposent sur une plate-forme conçue il y a plus de 30 ans et tournant en mainframe.

Certains projets ont impliqué une refonte de pans historiques du SI. Mais à plusieurs reprises, il a fallu mettre en place des solutions techniques de contournement. Leur multiplication a rendu plus complexes l’architecture et l’usage par les utilisateurs finaux.

Dans le même temps, la taille du parc existant a augmenté et avec elle, les besoins de maintenance. Le volume de données a fait de même, sans structuration suffisante.

RGPD : conforme… en partie

Les données posent également problème pour ce qui est des demandes de logement social.

Outre le fait qu’elles sont peu fiables, leur protection est à renforcer.
La Cour des comptes en veut pour preuve le cas des mentions légales requises pour recueillir le consentement des utilisateurs. Elles ne sont présentes sur le portail que depuis le 28 octobre 2019, après plusieurs propositions refusées par le ministère du Logement.
Autre témoin d’une transcription « partielle » du RGPD : l’impossibilité de retracer les interventions successives sur un dossier.

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Le SNE (système national d’enregistrement) connaît un usage inégal (de 2 % des demandes en Indre à 55 % en Gironde), mais en croissance.
Par rapport aux demandes effectuées au guichet, le coût est trois fois inférieur pour un dépôt et 6,5 fois inférieur pour un renouvellement. Reste que le délai moyen d’attribution est plus long pour les demandes en ligne.

La Cour des comptes souligne, en parallèle, une résistance chez les bailleurs sociaux. Ils tendent à privilégier le contact personnel, en incitant les utilisateurs du portail numérique à compléter leur demande par un entretien. Dans la plupart des cas, ils ont tendance à utiliser leur propre logiciel de gestion des attributions plutôt que le SNE.

Ce dernier ne converge par ailleurs pas encore avec les autres SI, dont le système de gestion du contingent préfectoral (SYPLO), qui assure l’identification et le suivi des publics prioritaires.

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