Jacques Marzin : « le numérique, c’est encore de l’informatique ! »

Pour l’ex-DSI de l’Etat, séparer les logiques d’innovation et de mutualisation des moyens aboutit à des surcoûts. Il faut donc fusionner ces deux approches, d’où la création de la Dinsic. Une évolution de la Disic où le n signifie numérique.

Quelques jours avant son départ de la DSI de l’Etat – où il vient d’être remplacé par Henri Verdier -, Jacques Marzin s’est longuement entretenu avec Silicon.fr. Après un premier entretien consacré aux résultats des opérations de mutualisation des moyens qu’a menées le service dont il a pris la direction en novembre 2012, l’ex-directeur de la Disic explique le rôle joué par la stratégie dite d’Etat plate-forme (un écosystème de type plate-forme ouverte basé sur des API et permettant de concevoir des services composites) et les raisons qui poussent la France à réunir les logiques d’innovation et de mutualisation au sein d’une direction unique, la Dinsic, qui succède à la Disic.

Silicon.fr : La stratégie de développement des nouveaux services numériques de l’administration s’appelle l’Etat plate-forme. Comment se déroule l’appropriation de cette stratégie, qui peut apparaître comme conceptuelle ?

Jacques Marzin : C’est certes un concept, mais un concept attractif qui facilite le rassemblement des informaticiens pour parler du système d’information de l’Etat et des systèmes d’information publics. Et convaincre les informaticiens du secteur public qu’on pouvait reconstruire le SI de l’Etat autour d’un univers de plate-forme et qu’on pouvait redevenir novateur faisait partie des objectifs de cette stratégie. Le concept a pris, il intéresse, interroge et rassemble.

Sur le plan opérationnel, la stratégie a déjà débouché sur la réalisation de France Connect, le composant de base qui rend tout possible. Rappelons que ce dernier permet la circulation sécurisée de l’information concernant un individu ou une entreprise depuis un service public qui la détient vers le service public qui en a besoin, le tout sous contrôle de l’utilisateur. Évidemment, pour ce faire, il faut une assurance raisonnable de l’identité de la personne qui demande le service, dépendant de la nature du service lui-même. On n’a pas besoin du même niveau de sécurité si on veut délivrer un passeport ou une carte de déchèterie. Ce composant a été développé, testé, durci avec la participation de l’Anssi, estampillé par la Cnil et il est désormais en expérimentation. Le premier fournisseur d’identité de France Connect est la DGFiP ; dans les prochaines semaines, La Poste la rejoindra et Ameli complètera le dispositif début 2016.

Sur ce socle, des premiers services commencent à être bâtis. A l’image du conseil départemental des Alpes Maritimes qui propose France Connect pour le suivi en ligne des aides aux personnes âgées et handicapées. Très prochainement la ville de Nîmes devrait à son tour intégrer France Connect à son portail citoyen. Et, via le hackaton que nous avons organisé en juin dernier, on voit naître les nouveaux usages, qui vont donner lieu, début octobre, au dépôt de projets dans le cadre du PIA (Programme d’investissements d’avenir, NDLR). Citons par exemple le projet Paris-Lyon-Marseille, trois villes qui se sont associées dans un projet porté par le ministère de l’Intérieur afin d’aboutir à une dématérialisation totale des cartes de stationnement, ce qui nécessite de vérifier que tel individu est bien propriétaire de tel véhicule et d’accéder aux quotients familiaux dont dépendent les tarifs. L’écosystème autour de la stratégie d’Etat plate-forme est bouillonnant : on voit naître de nombreuses idées de services autour de la démarche ‘Dites-le nous une fois’, et s’ouvrir des jeux de données. Au total, on dénombre une cinquantaine de projets prêts à démarrer, conformes à l’architecture de l’Etat plate-forme. Le concept a pris au-delà de toute espérance… Aujourd’hui il nous échappe largement, il est devenu communautaire.

Quelle est votre réaction suite aux remarques de la Cnil, qui dans une délibération en août dernier tiquait sur les conditions d’exploitation de France Connect ?

J.M. : Il y a bien eu une prise en compte dans le projet France Connect des risques liés à la vie privée. Cela dit l’analyse sur l’impact sur la vie privée réalisée dans le cadre du projet France Connect reste nécessairement générique. En effet, il appartiendra aux acteurs qui mettront en place des circulations de données dans le cadre de France Connect de réaliser des analyses d’impact sur la vie privée de chacune de ces circulations de données.

Au-delà de France Connect, l’infrastructure technique de l’Etat plate-forme est-elle prête ?

J.M. : La forge est identifiée et devrait bénéficier d’un léger financement du PIA pour l’amener à un niveau satisfaisant. Nous cherchons encore la place de marché. En fin d’année, je pense que l’appareil industriel sera en place. Au vu de ces avancées, je pense que l’objectif qu’on s’était fixé, 10 millions de Français enrôlés fin 2016 sur France Connect, est tout à fait atteignable. Le basculement vers la sphère privée fait aussi partie de nos ambitions, mais il reste des obstacles juridiques à franchir pour ce faire.

La Disic évolue avec l’intégration d’Etalab et du pôle innovation du SGMAP au sein d’une direction élargie (la Dinsic, officialisée en début de semaine), ce qui traduit un rapprochement des logiques de mutualisation des moyens et de développement des nouveaux usages. Pourquoi cette évolution ?

J.M. : Avec Henri Verdier (officiellement devenu le directeur de la Dinsic le 23 septembre) et les autres équipes du SGMAP, nous sommes convaincus qu’on ne peut pas séparer le numérique de l’infrastructure sur lequel il opère. On ne peut pas porter au pinacle le modèle opérationnel des grands acteurs du Web et oublier que, chez eux, ce modèle est caractérisé par une totale absence de rupture entre l’expérience utilisateur et les câbles transatlantiques. On ne peut pas faire du devops et affirmer que le numérique n’est pas de l’informatique. Séparer ces logiques au niveau de l’Etat impliquerait des surcoûts totalement injustifiés. Refaire à côté de notre système historique un nouveau système qu’on va qualifier de numérique pour débrancher le premier quand il sera moribond n’est pas davantage une option. Les entreprises ont fait l’erreur de confier le numérique au marketing, ce qui génère des effets d’éviction sur les budgets freinant toute modernisation du legacy. Tout le monde revient d’ailleurs aujourd’hui de cette logique. La Dinsic doit à la fois défendre l’innovation disruptive fondée sur l’hyper-agilité et comprendre qu’on ne va pas refaire le back-office fiscal avec une poignée de start-up.

Est-ce que le risque de cet élargissement des compétences n’est pas de perdre le focus sur la mutualisation des moyens ?

J.M. : La plus belle mutualisation que nous avons réalisée en 2014, c’est France Connect. Et on est bien là dans le domaine de l’agilité ! On a exonéré l’Etat de créer une architecture fondée sur une carte à puce, distribuée à 60 millions de personnes et qui aurait nécessité 5 ans d’investissement avant le déploiement des premiers services. Et toutes nos actions au niveau des start-up répondent aux critères du RGI (Référentiel général d’interopérabilité) et sont conformes aux choix effectués pour l’Etat plateforme. Effectivement, aborder ces deux logiques amène à des injonctions paradoxales, mais nous pensons qu’elles sont beaucoup mieux traitées si elles sont intégrées au sein d’une direction unique que lorsqu’elles sont distribuées auprès de décideurs plus autonomes. Le génie des créateurs des grandes entreprises du Web se situe précisément là, dans la capacité à maintenir l’équilibre entre leur innovation permanente et leur legacy car, désormais, on ne peut plus les considérer comme des start-up.

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